THE WIFE de Bjõrn L. Runge : Narcisse et son ombre
À l’occasion de la rentrée littéraire, on revient sur The Wife : l’histoire d’une femme qui sacrifie tout, y compris son identité, au nom de la postérité de son mari. Porté par des acteurs impeccables, la multiprimée Glenn Close en tête, ce film classique mais non sans éclat touche particulièrement juste dans sa représentation de la manipulation narcissique et du sexisme de l’académisme littéraire. L’occasion de se poser une question cruciale : et si votre écrivain préféré était en réalité sa meuf ?
Adapté du roman éponyme de Meg Wolitzer, The Wife est un film à la fois sophistiqué et anti-spectaculaire, tout comme peut l’être l’art de vie à la suédoise. Et pour cause, il raconte l’histoire de Joe et Joan Castleman, invités à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de littérature de Joe, écrivain acclamé. Mais alors que la cour s’agite autour du lauréat, Joan semble moins à la fête, comme détachée. Etonnant pour une femme si dévouée qui d’habitude sait toujours mieux que son mari où il a posé ses lunettes. Pourquoi serait-elle contrariée de le voir honoré ainsi ? Titillée par un biographe fouineur (coucou Christian Slater, long time no see), agacée par la déférence du protocole qui l’envoie se faire masser au spa pendant que les bonhommes parlent de choses sérieuses et poussée à bout par les enfantillages de son mari, Joan va finir par se fissurer et rappeler à Joe l’ampleur de son hypocrisie. Car oui, sous les apparences du schéma habituel du génie littéraire bien marié à une fée domestique, c’est bien Joan qui écrit depuis le début les livres signés par Joe.
Ancienne élève – et admiratrice – de Joe avant de se mettre en couple avec lui, Joan s’est doucement mais fermement convaincue qu’elle n’avait ni l’étoffe ni les épaules d’une femme écrivain. Il faut dire qu’elle a vécu à une autre époque (les années 60). En ce temps-là, les critiques littéraires en majorité masculins avaient un pouvoir de vie ou de mort sur les livres, et ils se considéraient investis d’un droit divin, viril et mystérieux. Heureusement les temps ont bien changé et les femmes ne sont plus jamais soupçonnées de légèreté au seul prétexte de leur genre, on est dans le futur et désormais l’égalité sociale pousse sur les arbres et les rayons des bibliothèques… Mais les années 60, ah ça, c’était une autre paire de manches. Joan, qui était alors diligente secrétaire dans une maison d’édition, eut un jour l’opportunité de transmettre un manuscrit de Joe à ses patrons. Sauf que le texte n’était pas assez bon et qu’il aura fallu qu’elle passe derrière pour le corriger. Et là, banco. Une star était née. Mais une star fantôme.
Joan aurait-elle jamais admiré Joe s’il n’avait pas été son érudit professeur et qu’elle n’avait pas été conditionnée à mésestimer son propre talent ? On ne le saura jamais. Quant à Joe, le pauvre, il faut savoir que la vie d’imposteur n’est pas facile tous les jours. Pas facile de se sentir coupable quand on est un escroc. Et il saura bien trouver le moyen de faire payer à sa femme le pouvoir clandestin qu’elle a sur lui. Ils entretiendront ainsi un schéma relationnel dysfonctionnel à souhait qui constituera au fil de l’eau une belle matière pour les romans de Madame signés par Monsieur. Au fond, l’académie Nobel ne s’y est pas trompée, il y a bien un génie dans la famille Castleman !
Quant au film, il ne pêche pas tant par l’absence d’originalité de sa mise en scène que par ses tentatives maladroites d’être original. On pense par exemple à une double focale bizarre sur de la neige qui tombe mollement alors que Glenn Close est en premier plan. Pourquoi? Mystère. Mais de toute façon tout le monde est dans la confidence : l’essentiel se niche dans l’interprétation. Glenn Close évidemment est magnifique. Personne ne reste calme de manière aussi intense et magistrale que Glenn Close. Qui aurait sa patience face au capricieux et ingrat Joe? Pas moi dit le renard, ni moi non plus dit le dindon, pourtant pas le dernier d’habitude pour se faire farcir. En face, Jonathan Pryce est lui aussi admirable de finesse dans ce personnage qu’il est difficile de voir autrement que comme un médiocre. Le personnage de Joan n’est cependant pas celui d’une “simple victime” (si tant est que le concept existe). Parfois on se demande si ce n’est pas son orgueil qui l’a conduite à s’enchaîner à un destin aussi humiliant que brillant, certes par conviction d’un manque de perspective. Un écrivain écrit-il pour écrire, ou pour être lu? Et une écrivaine? Une écrivaine préfère-t-elle être lue par dessus tout, sans avoir besoin des honneurs et de la reconnaissance qui vont avec? Le sens du sacrifice des femmes n’est-il pas souvent leur seule possibilité de vanité?
La vanité de Joe est pourtant la reine du bal et emporte largement la timbale. Avez-vous déjà vu des Prix Nobel faire un concours de bite pour savoir qui avait engendré la progéniture la plus exceptionnelle ? Grâce à The Wife, c’est comme si vous y étiez. Dans une arène feutrée et polie, les égos se dressent sur leurs ergots et s’entrechoquent sans gloire, donnant à leurs pauvres enfants des envies d’en finir. Sous ses apparences inoffensives, le film est en réalité assez violent. Si vous avez déjà eu la sensation de vous faire aspirer votre énergie et votre créativité par un vortex de narcissiques frustrés, vous aurez sans doute des flash-backs agités. Soyez avertis. En attendant l’égalité, quand les maris écriront dans l’ombre de leurs femmes?
The Wife. Etats-Unis (1h40). Scénario : Jane Anderson. D’après l’œuvre de Meg Wolitzer. Avec Glenn Close, Jonathan Pryce, Christian Slater. En vod chez MyTF1 vod, FilmoTV, Orange.