Dossiers

L’écume de 2022, les images et les films qui restent

902 films exploités dans les salles françaises en 2022 selon Unifrance, mais combien selon la préfecture ? Et combien sur les plateformes, sous d’autres cieux, ou sous d’autres formats ? Surtout que retient-on au fond de cette offre plus que généreuse ? C’est-à-dire, que retient-on vraiment ? Au-delà des choses qu’on dit et des choses qu’on fait ou qu’on affirme parfois pour aller dans le sens du groupe et éviter les moments de solitude, quelles sont les images, fixées, qui nous restent et qui continuent de nous parler parmi les 24 images par multiples secondes qu’il nous a été donné de regarder l’an passé ? Quatre valeureux rédacteurs des Écrans Terribles répondent à cette question chacun à leur façon, sans retenue ni inhibition.

Elvis martyr (Elvis de Baz Luhrmann)

Dans Ballroom Dancing, premier film de Baz Luhrmann, inspiré par sa mère, professeure de danse de salon, et par sa propre expérience en frou-frou et souliers vernis, le réalisateur australien flamboyant raconte l’histoire de Scott, fringant champion des parquets cirés étouffé par une génitrice choucroutée volontiers hystéro. Oppressé sans comprendre pourquoi, Scott s’éloigne de sa famille et se rapproche de la Cendrillon de service, Fran. Grâce à elle, il va découvrir que le sens du rythme, et avec lui la source de la beauté, se trouvent au fond du cœur et non pas dans les pieds. Dans une scène mémorable, le héros fait connaissance de la famille de Fran, des stéréotypes d’hidalgos, pauvres mais heureux, qui se moquent de la raideur de Scott et de sa tendance à faire passer les émotions en force et à les noyer sous une technique trop rigide. Dans Elvis, sorti trente ans plus tard sur les écrans de cinéma, Luhrmann semble toujours préoccupé par la question et nous offre une variation sur le même thème : d’où provient l’émotion pure transmise par les artistes au public, quelle est sa source et quel est son impact ? 

Luhrmann a une façon bien à lui de chercher l’authenticité puisqu’il n’a jamais renoncé à ses strass ni à ses effets dramatiques dignes des grandes divas. Au contraire, il n’a fait qu’augmenter les doses de film en film. Peut-être y a-t-il une épure à trouver dans le too much ? Ou alors considère-t-il comme d’autres avant lui, que le sublime ne peut surgir que de la souffrance et d’une forme plus ou moins écrasante de misère, quitte à passer d’un extrême à l’autre sous des habits de lumière étincelants, comme une armure d’apparat ? C’est en tout cas ce qu’on comprend de son Elvis, qu’on pourrait sous-titrer : Le Calvaire du Dernier Homme Blanc Pur du Rêve Américain. Dans ce biopic christique et baroque, qui réussit à remplir un cahier des charges compliqué en transcrivant les excès du King tout en brossant habilement sa famille dans le sens du poil pour sécuriser l’accès aux droits musicaux, Luhrmann met en scène le moment originel tant fantasmé : le jaillissement de la beauté pure.

En effet, dans la légende que le Colonel Parker raconte en voix-off, Elvis est un martyr. Répudié dans le ghetto noir avec sa dévouée maman suite à l’incarcération de son paternel pour une histoire improbable de faux et usage de faux, le jeune Elvis court à travers les baraques misérables avec un éclair doré autour du cou comme les super héros Marvel qu’il rêve de devenir pour sauver son papa. Un jour, il entend les hymnes gospel d’une église itinérante. Aimanté, il ne résiste pas longtemps avant de pénétrer dans l’assemblée. Un de ses compagnons d’infortune, noir, tente de le retenir, conscient du malaise que la présence d’un petit garçon blond pourrait provoquer dans cette arène sacrée destinée à la communauté afro-américaine du coin. Mais l’homme d’église lui-même intervient pour laisser Elvis entrer : un simple coup d’œil lui a suffi pour voir que le jeune Presley était traversé par le Saint-Esprit. Et en effet, Elvis Aaron est pris de tremblements, submergé par la puissance de la musique et la force de communion des fidèles. Un montage parallèle montre ensuite Elvis adulte, sous les traits poupins d’Austin Butler. Sur scène pour sa toute première représentation, l’enfant béni devenu chanteur gigote (“wiggle”) comme il a jadis convulsé, pour le plus grand plaisir d’une foule en délire qui goûte par procuration au fruit défendu grâce à ses déhanchés. Mais pour le jeune roi c’est le début d’une gloire et d’une descente aux enfers simultanées.

À 2h36 de film, après un long chemin de croix, l’ange doré de Memphis devenu pathétique chante désormais assis, et avec difficulté. Tel un Jésus de grand carnaval, exploité, banni, trahi, Elvis supplie qu’on l’aime sur l’air de Unchained Melody. Cheval de Troie malgré lui des refoulés sexuels et raciaux d’une Amérique puritaine, mais non moins paradoxale, l’idole déchue a donc donné sa chair jusqu’au bout et brûlé pour les péchés de ses congénères. Et tant pis si ses supposés faits de violence et de pédophilie sont cachés sous le tapis de ce biopic à la gloire de son innocence. D’après Luhrmann, le seul crime du King aura été d’aimer sa maman trop fort. Et surtout, à l’instar du petit garçon blond, porté par une foule de communiants noirs qui chantent pour le salut de leur âme dans un pays en proie à la ségrégation, Elvis est le prophète des masses, absorbant leur douleur, et leurs fautes, pour mieux les transformer en beauté, fusse-t-elle une beauté manufacturée. Et pourquoi pas après tout ? On multiplie bien les pains… Baz Luhrmann aura ainsi tissé son fil jusqu’au bout en trouvant sa Jeanne d’Arc à la fois tragique et kitsch des temps modernes : Elvis, l’homme qui bougeait des pieds avec son cœur, mandaté par un Droit Divin qui ne voyait pas les couleurs. Le révisionnisme grossier du film est en fin de compte tellement sincère malgré ses outrances qu’il finit par submerger. Et l’image reste, belle et grotesque dans toute son ambiguïté, d’un enfant lumineux élu par les Noirs pour porter leur musique, les bras en croix et la poitrine offerte, armé d’une simple foudre en tissu et sans bouclier. 

Fairouz M’Silti

© 2021 Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved.

Têtes brûlées : la cascade improvisée de William Holden  (Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson)

C’est au milieu de Licorice Pizza qu’une des séquences les plus absurdes surgit. Le producteur de cinéma William Holden traîne Alana, jeune femme paumée dans un restaurant local cosy. Gary, un wannabe entrepreneur de 15 ans amoureux d’elle, mange régulièrement là avec ses amis collégiens. Dans un mélange de jalousie et de mesquinerie enfantine, Gary et Alana s’échangent des regards hostiles et des grimaces d’un bout à l’autre du restaurant. C’est à ce moment que Rex Blau, une connaissance du showbiz de Holden bien éméchée, pousse ce dernier à performer dans une reconstitution cheapos et dangereuse d’une cascade à moto tirée d’un de ses vieux films d’action. Plus qu’amusante, la scène met en lumière la symétrie entre le comportement des ados qui jouent aux grands et ceux des adultes qui cabotinent pour se sentir vivre. Le décalage entre le jeune ado boutonneux Gary en chemise rayée entouré de collégiens, avec les habitués d’un établissement chic de la San Fernando Valley est aussi risible que les cabrioles d’Holden. Ce moment d’euphorie poussé à l’inconscience est drôle et terrifiant à la fois : c’est un rappel de la porosité entre masculinité et enfantillage.

Adrien Van Noort

© KMBO.

À la vie, à la mort (Entre les Vagues d’Anaïs Volpé)

Le lendemain de la mort de sa meilleure amie et de la première de la pièce dans laquelle elle tient le rôle principal, Margot (Souheila Yacoub) marche, les larmes aux yeux, dans les rues d’un Paris qui s’éveille. Une voix-off pétillante et pleine de joie guide ses pas : celle de sa défunte sœur de cœur et coéquipière de scène Alma (Déborah Lukumuena). Les mots qu’elle prononce sont ceux de la lettre d’adieu qu’elle ne lui a jamais écrite et qu’elle ne lui écrira jamais. Cette dernière séquence d’Entre les Vagues pourrait être morose, sombre, voire tire-larmes, mais déborde en réalité de chaleur. Les plans serrés sur le visage de Margot, au doux grain argentique et bleuté, redonnent l’éclat à ce tableau jusqu’alors trop sombre de la maladie. Comme en témoignent les paroles d’Alma qui guident cette déambulation, l’amitié et la sororité entre ces deux femmes ne s’éteindra jamais et c’est cela qui compte. Cette séquence qui commence par les larmes se conclut alors par le sourire et le regard plein d’espoir de Margot. Cette séquence est l’une des plus marquantes que j’ai pu voir cette année, autant pour la beauté de son image que pour son fond. Proposer une fin où le cancer n’est plus synonyme de drame, de clôture d’une histoire condamnée (Milla, Shannon Murphy, Me and Earl and The Dying Girl, Alfonso Gomez-Rejon), mais une nouvelle porte qui s’ouvre sur le champ des possibles, permet de renverser les représentations stéréotypées qui appellent trop souvent à la pitié mal placée. C’est la fin d’une vie, d’un film et de son histoire, mais aussi un début et un nouveau départ qui nous accompagne avec cette pensée qui m’a habitée bien au delà des portes de la salle : « Rêver, foncer, tomber, repartir, rêver encore, et recommencer »

Jeanne Larrera de Morel

Le cri de la sirène (Jibaro d’Alberto Mielgo, Love, Death & Robots Saison 3)

Tandis qu’il vient de laisser pour morte la sirène enchanteresse après l’avoir dépossédée de sa parure dorée et de sa dignité, le conquistador, jusqu’alors sourd et muet, découvre avec une horreur se muant peu à peu en bonheur l’ouïe et la parole après avoir bu une gorgée du lac en forme de cœur. Une joie décuplée par le fait d’avoir en prime berné la créature aquatique des environs grâce à ses charmes et récolté par la force un très beau butin. La sirène, jadis étincelante et ondulante, jaillit soudain de l’eau, le corps meurtri, ensanglanté et plein de sanglots. S’engage alors une puissante séquence sans dialogue, porté par le lancinant Teil I de Kjartan Sveinsson, dans laquelle l’homme et la sirène se livrent une ultime danse macabre. Revanche d’un être sur une relation toxique, vengeance de la nature sur ceux qui pillent sans sourciller ses ressources, karma violent suite à une mauvaise action contre un tiers… Les métaphores sont multiples et amplifient la détresse et la tristesse profondes de la sirène qui, au détour d’un dernier cri ensorcelant, rend justice face à la brutalité, l’insensibilité et l’avidité de certains Hommes. Entre déchirement et poésie, cette scène qui conclut en apothéose la saison 3 de Love, Death & Robots est la chose la plus mélancolique et inoubliable qu’il m’ait été donnée de voir en 2022.

Camille Griner

Crédits Photo : Elvis © D. R.

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