RIVER OF GRASS : désir d’ailleurs
Avant Old Joy (2006) et Certaines femmes (2016), Kelly Reichardt réalisait River of grass en 1994. Un premier long métrage intime, voyage désenchanté et mélancolique au cœur d’une Amérique qui perd ses repères.
« road movie sans route »
True Romance est sorti en 1993, Tueurs-nés en 1994. Ces deux films ont en commun la rencontre entre un homme et une femme unis par la violence d’une société dans laquelle ils ne se reconnaissent plus et qui vont sillonner les routes des Etats-Unis, en quête d’une vie meilleure. River of grass se place dans la même veine que les longs métrages de Tony Scott et d’Oliver Stone, l’ultra-violence en moins. Cozy est une femme seule, trentenaire malheureuse en mariage, qui délaisse ses propres enfants. Elle qui rêvait de devenir danseuse fait quelques pirouettes dans son jardin ou dans sa chambre. Le film s’ouvre comme un journal intime, la voix apaisante de la protagoniste évoque l’enfance, l’ennui. Cozy se prend à compter le nombre d’heures qui constituent son existence passée et celui qu’il lui resterait à vivre. Kelly Reichardt dit de son film que c’est un « road movie sans route, une histoire d’amour sans amour, une aventure criminelle sans crime ». River of grass est un constat d’échec : toute tentative des personnages de s’émanciper de leur condition semble avortée.
Amérique désenchantée
Cette « river of grass » est la métaphore cynique d’une utopie perdue. Dans ce monde en transition, le goudron recouvre l’herbe qui autrefois habillait les paysages derrière les Everglades. Au cœur de la misère sociale et d’un individualisme grandissant, Cozy rencontre Lee, qu’elle décrit comme la seule personne qui serait aussi seule qu’elle. Une rencontre qui teinte cette histoire de gaieté et d’humour, notamment au détour d’une scène dans laquelle ils tentent d’écraser un cafard dans un motel avec une Bible. Mais cette union est sous de mauvais auspices, car Cozy et Lee sont liés par une arme à feu. Dans sa langueur et son ennui existentiel, River of grass se rapproche du Jarmusch des débuts. A l’instar des personnages de Stranger than paradise qui fuyaient New York pour la Floride, Cozy et Lee voudraient effectuer le trajet inverse. Reichardt a également en commun avec le réalisateur de Permanent vacation son usage du jazz pour rythmer l’agitation intérieure de ses personnages. Au cœur de ce long métrage autobiographique modeste, la réalisatrice propose un instantané poétique de son époque. Et pose les jalons d’un cinéma dans lequel les femmes sont indépendantes et refusent l’inertie d’un monde désabusé.
Réalisé par Kelly Reichardt. Avec Lisa Bowman, Harry Fessenden. Etats-Unis. 1h14. Genre : Drame. Distributeur : Splendor Films. Sortie de la version restaurée le 4 septembre 2019.