Para One : Portrait d’un artiste en feu
Retour sur l’œuvre de Para One à l’occasion de la sortie en salles de Petite Maman réalisé par Céline Sciamma, dont il a composé la bande-originale, et de la sortie de son quatrième album Machines of Loving Grace.
Pour Jean-Baptiste de Laubier, aka Para One, le cinéma et la musique ont un point en commun : ils nous rapprochent de l’adolescence. Ce sont des émotions premières, organiques, qui se vivent seul dans le noir – en un mot, qui nous bouleversent. Ce sont surtout deux manières de créer qui sont intimement liées. La preuve, lorsqu’il sort diplômé de la Fémis en 2005, Para one a déjà sorti deux E.P., collaboré avec des groupes de hip-hop comme TTC et le Klub des Loosers, et signé un album avec le collectif L’atelier. A partir de 2007 et de La naissance des pieuvres, il compose les bandes originales des films de Céline Sciamma tout en continuant à écrire : un court-métrage en 2009, et un long-métrage dont la sortie est prévue cet automne.
It was on earth that I knew joy (2009) – Ce que c’est que l’amour
En 2009, Para One réalise It was on earth that I knew joy, un court-métrage constitué d’archives personnelles. Imaginé il y a plus de dix ans, le film reste étrangement contemporain : une pandémie qui paralyse le monde entier, et atteint progressivement l’entourage du narrateur. Comme dans Eternal sunshine of the Spotless Mind, il est question de mémoire, et cette fois, pas d’expérience scientifique pour oublier l’être aimé, mais une maladie qui rend amnésique. Le film est construit comme un récit post-apocalyptique où deux ordinateurs remontent le fil d’une mémoire humaine, celle d’un dernier mois d’août avant l’extinction de l’humanité. Au cœur de ce « périphérique de mémoire », un voyage en Italie avec Émilie, des promenades à la campagne avec son père, Paris, puis un dernier voyage à Tokyo. La maladie gèle les lacs en été, changeant le monde en « une éternelle promenade hors saison ».
Le film est accompagné par la voix métallique et neutre de l’ordinateur. Les images sont sombres, les couleurs inquiétantes. Pourtant, It was on earth that I knew joy est avant tout un film d’amour. C’est l’apparente neutralité des appareils électroniques qui permet de mieux faire ressortir le léger tremblement de la caméra et les instants d’intimité. La voix inhumaine permet l’éclosion des émotions dans toute leur force : celles du père qui prend son chien sur son dos pour l’enterrer dans la forêt, celles de la mère qui n’ose pas parler de la mort et enfin celles de la rupture entre le narrateur et Émilie.
Dans It was on earth that I knew joy, le désamour est une maladie. On y oublie progressivement les visages et les souvenirs ; on se réveille désorientés, sans se reconnaître. Les images de bonheur se teintent alors de nostalgie et le rire d’Émilie s’accompagne d’une liste de symptômes : fièvre, maux de tête, confusion mentale, perte de mémoire définitive. C’est ce qui fait la beauté du film : ne presque jamais dire les sentiments, mais les faire deviner. Rester dans une forme de pudeur, où on devine un geste, un mouvement à peine esquissé. Ce sont les ellipses et les non-dits qui donnent sa force au film. Comme Sans Soleil de Chris Marker, auquel le film rend hommage, It was on earth that I knew joy évoque des instants suspendus, à travers le souvenir d’une apocalypse personnelle, à la fois heureuse et nostalgique. Et « si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir. »
Si les clips de Spectre : machines of the loving grace, le nouvel album de Para One, ont été réalisés par William Laboury, on reste captivés par un même univers : celui d’un monde où les machines prennent une forme humaine, et où la vie se décline en pixels sur un écran.
La collaboration avec Céline Sciamma
La naissance des pieuvres (2007) : Le désir
Si le morceau final de La naissance des pieuvres est aussi bouleversant, c’est parce qu’il joue avec la lenteur de l’image. L’alliance des couleurs y crée une atmosphère onirique, comme une bulle hors du monde – une intemporalité qui est aussi celle du souvenir. Water Lilies recrée la sensation de l’adolescence et celle du fantasme qui l’accompagne. Elle dit aussi son intensité, celle d’un désir qui explose. Para One joue sur la note bleue, celle du blues, qui est toujours jouée avec un léger abaissement : c’est elle qui permet de dire à la fois la tristesse et la légèreté, mais aussi la jeunesse qui se tisse dans cet entre-deux.
Tomboy (2011) : L’insouciance
Nouvelle variation sur un trio féminin, Tomboy est un film plus « pop », où la musique permet d’illustrer la spontanéité des corps, l’énergie et l’imprévu de l’enfance. A part une scène de danse, pour laquelle Céline Sciamma choisit Always de Para One et Tacteel, et autour de laquelle la chorégraphie s’est inventée, il n’y a quasiment pas de musique. En accompagnant une danse où les enfants sautent, crient et débordent d’un cadre fixe, la musique construit ici un instant de liberté.
Bande de filles (2014) : L’héroïsme
Pensée en dialogue avec l’écriture du scénario, la bande originale de Bande de filles, pour laquelle Para One obtient un César, accompagne l’intériorité des personnages. En scandant chaque chapitre, le thème musical progresse au même rythme que les filles. Les premiers pas en bande, la découverte de la liberté mais aussi l’héroïsme, avec des cordes, des guitares et des marimbas qui donnent à la musique un souffle organique et épique. Une musique qui porte les personnages, qui accélère et traduit l’impatience de leur âge.
Portrait de la jeune fille en feu (2019) : L’explosion
Dans un film presque sans musique, la bande originale composée par Para One traduit un bouleversement narratif : une explosion qui accélère le rythme du film, « comme si tout changeait dans la nuit ». Coécrit avec Arthur Simonini, le morceau La jeune fille en feu est un objet complexe, à mi-chemin entre tradition et modernité : un rythme traditionnel, qui évolue vers une polyphonie minimaliste. A rebours d’une mélodie qui accompagnerait simplement les images, la musique devient ici un objet rare et désiré, à la fois par le personnage et le spectateur.
Petite maman (2021): La musique du futur
Si des enfants imaginaient ce que pourrait être la musique du futur, ils inventeraient probablement la bande-originale de Petite maman. En célébrant les émotions de l’enfance, le morceau apparaît comme une bouffée d’air au milieu du film. Il accompagne la découverte d’une grande pyramide au milieu d’un lac – celle qu’on pouvait voir dans L’île au trésor de Guillaume Brac, déjà synonyme de liberté et d’ouverture. L’association du rythme à la grandeur du ciel, dans un film où les scènes sont cadrées à hauteur des enfants et souvent en intérieur, crée un moment de joie bouleversant. Le chœur, en brouillant légèrement le sens des paroles, reconstitue le langage d’un rêve, à la fois lointain et familier. Mon cœur rejoint la dimension merveilleuse du film, celle où les arbres murmurent et où l’on peut renouer, le temps d’une journée, avec la jeunesse de ses ancêtres.
Sanity, madness and the family
Vous l’aurez compris, on attend avec impatience la sortie, à l’automne prochain, du premier long-métrage de Jean-Baptiste de Laubier. Il s’agit du deuxième volet de la trilogie Spectre, qui comprend l’album sorti ce mois-ci, et un live à venir cet hiver. Sanity, Madness and the Family part de la découverte d’un secret de famille, et racontera une quête personnelle entre vérité et fiction. Para One n’en dit pas plus pour le moment…
Crédits Photo : © Lou Escobar.