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Our Latin Thing : Mémoires de Nos Pères

Ma jeunesse se résume à deux choses : Football et musique. Les semaines se déroulaient sans encombre jusqu’à ce que le week-end arrive. Je n’avais alors qu’un but : profiter pleinement de mes grasses matinées. Mais c’était sans compter sur l’agenda personnel de mon père qui avait mis en place un rituel rythmé après une semaine de travail fatigante. Dès le matin, il entamait son samedi avec la musique traditionnelle malienne mais aussi la rumba congolaise pour finalement se passionner pendant des heures sur son genre musical favori : la salsa. Pour moi, mais aussi mes frères et sœurs, tout cela ressemblait à un fond sonore d’une complexité sans nom qui nous gênait plus qu’autre chose. Pour mon père en revanche, c’était avant tout un moment incontournable de détente, un instant privilégié pour se remémorer ses années folles en écoutant des disques qui ont bercé sa jeunesse. J’ai surtout le souvenir tenace d’une surreprésentation des percussions dans cette musique. Cela m’horripilait au plus haut point. Certains titres pouvaient durer une éternité et mon père n’avait aucune gêne pour augmenter le son de sa chaîne hi-fi dernier cri, sans se soucier de notre avis.

Pour expliquer cette passion il me conta, non sans une teinte de nostalgie, l’arrivée de ce courant musical dans son quotidien. L’année 1967 coïncidait avec l’arrivée des premiers imports en Côte d’Ivoire. Mon père fêtait ses 17 ans et un groupe new-yorkais faisait danser toute une jeunesse ivoirienne. Orquesta Broadway était à l’époque le groupe incontournable d’une musique qu’on appelait pas encore salsa mais charanga. Obsédé par les rythmes dansants qui sortaient des enceintes, un ami de mon père qui n’avait pas froid aux yeux alla jusqu’à braquer l’unique disquaire de la ville de Grand-Bassam avec un masque en forme de tête de tigre pour dissimuler tant bien que mal son visage. Cet acte mena un oncle au-dessus de tout soupçon en prison car il s’était porté garant du jeune qui vivait à l’époque chez lui. Quant à l’ami de mon père, il ne l’a plus jamais revu de sa vie suite à cet acte de folie. Il aurait fui au Mali, selon lui.  

J’ai connu d’autres moments hilarants et notamment des excès de colère mémorables déclenchés par…Dany Brillant. Voir les images de ce chanteur médiocre pour midinettes dans les rues de la Havane sous les rythmes salsa était la goutte de trop pour lui. Il vociférait des insultes dès que le clip passait à la télévision, et étant donné le succès monstre, c’était plusieurs fois par jour.  Cette annus horribilis se poursuivait avec le carton du morceau Ne me quitte pas de Jacques Brel repris à la sauce salsa par le chanteur colombien Yuri Buenaventura.  Il se sentait comme volé par des gens guidés par d’autres arguments que la passion. Il voulait surtout que la salsa reste dans sa relative invisibilité dans les musiques populaires. 

Il défendait corps et âme ce qui était à ses oreilles la meilleure chose jamais créée sur terre. Pour autant, il semblait confus de voir sa progéniture s’éprendre de la musique tout en méprisant ce genre. Je me souviens de ma peur qu’un ami débusque cette passion et qu’elle devienne une source de moqueries dans nos joutes verbales. Pour tenter de déjouer cette défiance, il utilisa donc plusieurs stratégies comme me demander d’acheter un disque spécifique à la Fnac pour mieux me responsabiliser, en espérant que je creuse un peu plus ou en mettant en avant les liens historiques qui nous unissent avec les Cubains et les Portoricains. L’idée qu’il puisse les qualifier de cousins voire de frères m’interrogeait. Je rétorquais naïvement que la plupart étaient blancs, donc impossible qu’ils soient liés de près ou de loin à ma famille. Évidemment, c’était un piège. Et je tombais systématiquement dedans, à la merci de sa culture historique. Il me contait avec passion l’histoire tourmentée de mon peuple à travers la musique. Que ces « Blancs » étaient des frères africains. Pour me le prouver, il choisissait l’exemple imparable qui a pour nom « Abidjan », célèbre titre hommage à la capitale ivoirienne composé par Ray Barretto. Preuve selon lui d’une amitié fraternelle entre les continents africain et américain. 

En creusant, je réaliserai que la salsa n’était pas si mal que ça et donc le souhait de mon père qui était de me faire apprécier ce genre musical prenait enfin forme. J’ai ressenti une sensation bizarre. Se laisser convaincre par quelque chose que je déteste, c’était pour moi presque contre-nature. Finalement, plus le temps passait, plus je prenais du plaisir à deviner les accords de ses morceaux préférés. Cela devenait une évidence que cette musique s’imprimait dans ma tête sans que je puisse rien y faire et il est indéniable qu’être exposé à la salsa m’a permis de développer un sens mélodique très jeune.

Pour essayer de percer le mystère autour de cette musique complexe, je me suis intéressé à son histoire si singulière qui a pour berceau la ville de New-York. J’ai appris par exemple qu’on a nommé ce style salsa pour des raisons commerciales mais, ce terme réducteur était rejeté avec force par les spécialistes ou les musiciens qui ont fait sa légende. Tito Puente, considéré comme le Miles Davis de cette musique latine avec sa centaine de disques parus pendant sa longue carrière, dira à travers une interview: « La salsa est la sauce que je mets dans ma nourriture, moi je joue de la musique afro-cubaine ». 

© Hector de la Vallée.

Cette quête m’a permis de tomber sur plusieurs objets historiques comme des albums cultes mais surtout le documentaire Our Latin Thing, devenu instantanément un classique dès sa sortie pour les fans et bien au-delà. Connue pour être l’un des rares objets visuels à définir ce que la musique afro-cubaine a construit, cette œuvre si révélatrice d’une période pleine avec le big band musical des tumultueuses années 70 mais introuvable pendant des décennies, est enfin disponible depuis 2019 en haute définition grâce à la volonté du label Fania Records de promouvoir son large héritage auprès d’un public plus grand. Le 26 Août 1971, jour d’un concert historique qui a rassemblé pendant une soirée toutes les couches de la communauté latine de New-York, a été pour beaucoup inoubliable. Après cette nuit, la salsa allait prendre un tournant historique. Cette musique qui a pour racine l’île de Cuba, s’est transformée à travers les nombreuses migrations qui iront jusqu’en Afrique, jusqu’à devenir un genre musical qui trustera les charts tout au long des années 70. 

Pour comprendre l’intérêt de ce documentaire, il faut revenir sur Leon Gast, réalisateur et monteur du film, et sa rencontre avec Larry Harlow, représentant du label Fania Records à la fin des années 60. Fasciné par ce mouvement New-Yorkais, Gast se plie en quatre  pour s’approcher de Fania Records pendant de longs mois en offrant ses services qui iront de la captation de séances d’enregistrement à la réalisation de pochettes pour des artistes du label qui dominaient le monde de la musique latine à l’époque. Cette rencontre entre Larry et Leon se transformera rapidement en une amitié solide, qui permettra très vite au photographe et futur réalisateur de rencontrer Jerry Masucci et Johnny Pacheco, fondateurs du label. La détermination de Leon Gast permettra de gagner la confiance du label et décrochera le Saint-Graal : l’autorisation de filmer cette soirée mythique.

Ce documentaire commence par une scène incroyable de plusieurs minutes, durant laquelle on suit un enfant dans les rues de son quartier, avec Leon Gast en mode reporter de guerre et sa caméra tremblotante. Ce choix n’est pas vain et permet d’installer ce décor hors du commun dans les quartiers pauvres du New-York des années 70. Se projeter dans cette ville à cette période si importante pour la culture est une chance infinie pour le spectateur. Les images prennent aux tripes avec un décor digne de zones du tiers-monde, des bâtiments délabrés à perte de vue, voire détruits par les nombreux incendies – une spécialité locale à l’époque – et surtout une insalubrité omniprésente sur absolument tous les plans du documentaire. 

Ce choix pourrait s’apparenter à un geste courageux et forcément militant du réalisateur, mais son but réel est de montrer la vie quotidienne d’une communauté fière de sa culture. Néanmoins, on reste estomaqué par les images du quartier désormais gentrifié du Lower East Side dans un état de délabrement très avancé. On peut le dire, la gentrification était bien un concept lointain à l’époque…

UNE RÉALISATION HABITÉE 

Leon Gast  prend un certain plaisir à jongler avec ses 6 caméras immersives pour capter les nombreux plans de cette soirée. Il semble être un enfant dans un parc d’attractions avec tant de matière à mettre en images. Elles nous permettent surtout de capter un moment qui symbolise la culture latine à travers ce quartier emblématique. La pauvreté est peut-être extrême mais tout cela n’empêche pas le réalisateur de nous amener dans des endroits insolites. Il se rend notamment dans une salle clandestine où s’organisent des combats de coqs dans une ambiance suffocante. On assiste à une scène drôle où l’on croise l’immense percussionniste et star du label Fania Records, Ray Barretto, en train d’offrir de la glace pilée aux plus jeunes du quartier. Bien évidemment, les conditions précaires de ce quartier défavorisé et majoritairement noir exposent les habitants à la menace policière, représentée à travers une scène où un habitant afro-américain visiblement originaire du quartier, subit un contrôle musclé.

L’une des scènes les plus troublantes et marquantes du documentaire se déroule lors d’une cérémonie de Santeria, où les rythmes de congas animent une procession hallucinatoire qui nous rappelle les racines de cette musique ancrée en Afrique. L’héritage de cette culture a perduré malgré les flux migratoires dus à la traite négrière. Ce passage incontournable permet de retourner au début de tout ce qui a fait la grandeur de la salsa dont les bases sont incontestablement afro-cubaines. Leon Gast semble sidéré par ce qu’il voit et ce sentiment s’exprime à travers des plans fixes sur les visages des protagonistes déformés par les chants habités, les gros plans sur les objets religieux et cette caméra nomade qui se balade partout dans la salle de manière frénétique pour mieux capter ce moment rare. Le réalisateur transmet à la perfection l’ambiance survoltée du Cheetah Club. Les gouttes de sueur perlent sur le visage des artistes, tirés à quatre épingles pour l’occasion. Les scènes d’enregistrement du disque s’ajoutent comme pour montrer que tout cela est calculé à tous les niveaux par les membres de Fania Records. 

Ces séquences extrêmement longues (parfois 16 minutes pour un seul morceau !) permettent de ne perdre aucune minute. Avec un dispositif assez conséquent, calculé au millimètre et malgré cette forme assez libre où on bascule dans tous les recoins de ce quartier en un instant, on ressent une certaine pression sur les épaules de Leon Gast, parfaitement conscient qu’il vit devant ses yeux un moment historique. Assez simple sur la forme, le montage de Leon Gast donne pourtant un effet psychédélique bien aidé par les prestations habitées des stars de Fania Records. Pour stimuler le spectateur, il insiste sur ces parties de percussions de plusieurs minutes qui montrent la dextérité de Ray Barretto et qui rendent dingue le public qui savoure ce concert hallucinant.

C’est en visionnant ce documentaire que j’ai enfin saisi ce que représentait la salsa pour mon père. Cette musique ne sert pas qu’à exposer ses talents de danseur dans les boîtes de nuit, elle est avant tout un bruit de rue magnifié et habité par une culture mélangée qui passe par l’Afrique jusqu’aux barrios de New-York. Leon Gast le montre parfaitement en proposant des plans d’habitants utilisant des caisses vides pour jouer de la percussion. Il en faut peu pour transmettre cette musique mais il est surtout essentiel de se la réapproprier dans son passé glorieux pour comprendre l’essence des chants des barrios. Ce documentaire complètement dingue est une chance absolue et doit être vu plusieurs fois pour mieux l’apprécier.  

Our Latin Thing l 1972. Réalisé par Leon Gast. USA. 01h42. Genre : Documentaire Musical. Distributeur : A & R Film Distributors.

FANIA MIX (mixé par Zetray) sur Fusils à Pompe à découvrir juste ici.

Crédits Photo : © Hector de la Vallée.

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