Noire ou actrice, il faut choisir ?
Si la question de l’identité noire se pose beaucoup aux États-Unis depuis près d’une décennie, le problème ne se limite pas aux terres américaines. La sortie en librairie de Noire n’est pas mon métier au printemps 2018 met un coup de projecteur sur les inégalités et la discrimination qui minent encore le quotidien des Noirs en France.
En préambule, avant que chacune des seize auteures de cet essai commun ne fasse entendre sa voix, Aïssa Maïga nous interpelle. « Je me suis souvent demandée pourquoi j’étais parmi les seules actrices noires à travailler dans ce pays pourtant métissé qu’est la France » . Cette question, éminemment légitime, pousse à la réflexion. Bien sûr qu’il y a des actrices noires dans le paysage audiovisuel français. On les voit, on les repère, on s’en souvient… à peu près. Mais combien pourrions-nous nommer ? Firmine Richard, bien sûr. Sonia Rolland, aussi, même si on ne se souvient pas l’avoir revue dans un rôle marquant depuis la fliquette Léa Parker sur M6 en 2004. Shirley Souagnon et Claudia Tagbo nous font tantôt rire, tantôt grincer des dents, mais elles ont le mérite de s’être fait une place, tant sur les écrans que sur scène. Et voilà, nous sommes bloqués à cinq comédiennes. C’est peu, terriblement peu, quand elles sont évidemment bien plus nombreuses à espérer creuser leur trou dans le cinéma français.
Aïssa Maïga a raison : elle est – pratiquement – la seule à s’être fait un nom et avoir suffisamment de notoriété (à ne pas confondre avec le talent) pour porter des projets, sinon en tête d’affiche, au moins en tandem. À l’heure où, de l’autre côté de l’Atlantique, les langues se délient pour mettre en lumière le sexisme, le harcèlement et les agressions sexuelles qui peuvent miner une carrière hollywoodienne, Maïga et ses quinze co-auteures partagent à leur tour ces obstacles qu’on met sur leur chemin d’actrices noires qui ne demandent qu’à travailler. Des obstacles que ne rencontreraient pas des comédiennes blanches. « Noire n’est pas mon métier ! » assène Maïga. Alors pourquoi les directeurs de casting les ramènent-t-elles toujours à leur couleur de peau et leurs origines au moment de passer une audition ?
“Quand serons-nous enfin banales ?”
Il y a toujours plein de manières de nier l’évidence et d’excuser l’inexcusable. Mais difficile d’éluder ce racisme latent qui mine le cinéma français quand on trouve dans ces seize témoignages autant de similitudes, de phrases maladroites et de reproches récurrents. Un racisme qui passe autant par des didascalies douteuses omniprésentes dans les scénarios que par l’absence notable de représentation à l’écran. Tant par une incapacité à imaginer une comédienne noire dans un rôle aux origines non déterminées que par des compliments systématiquement chargés de sous-entendus. Pourquoi une comédienne noire serait-elle plus « féline » qu’une autre ? Pourquoi leurs jambes ressemblent-elles systématiquement « à des lianes » ? À travers ces seize parcours, c’est tout une vision post-colonialiste qui est mise en lumière. Une vision qui tend à représenter la femme noire comme animale, exotique, mais surtout inférieure à la femme blanche, à qui on ne demanderait jamais si elle vient de Moselle ou du Lubéron lors d’un entretien d’embauche. La femme noire, ou pire, métisse, objet de fantasme et de projection machiste, peine encore à se défaire de cette image sexiste qui lui colle atrocement à la peau. « Mélissa métisse d’Ibiza vit toujours moitié nue » , chantait Julien Clerc en 1984. « Matez ma métisse ! » , cette créature sexuelle aux mœurs étranges, summum du fruit défendu. Trente-quatre ans plus tard, les mentalités n’ont pas tant changé, et certains témoignages ne se gênent pas pour les mettre en évidence.
À la lecture de Noire n’est pas mon métier, des images nous reviennent, comme en flash. Natacha Delmon Casanova, productrice chez La Vingt-Cinquième Heure, qui nous disait en interview que pour le film Benda Bilili, les financements avaient été difficiles à trouver parce qu’ils avaient « les trois bêtes noires du cinéma français : les noirs, les handicapés et la musique » . Le tohu-bohu déclenché lorsqu’une comédienne noire a été engagée pour incarner Hermione Granger dans la pièce Harry Potter et l’enfant maudit. Viola Davis, qui lors d’une cérémonie de récompense américaine, jugeait que « la seule chose qui différencie les femmes de couleur de toute autre, ce sont les opportunités » . Sofia, la jeune standardiste métisse de Dix pour cent, qui se voit demander lors d’une audition si elle manie bien le hip-hop parce que, c’est bien connu, tous les noirs ont le rythme dans la peau. Tous ces films ou toutes ces séries où un comédien noir est présent parce qu’il faut bien qu’il y ait « le Noir de service » pour dédouaner l’oeuvre du moindre reproche (Mouss Diouf, on ne t’oublie pas). Ou encore toutes ces comédiennes noires, dont les rôles à l’écran se résument à nettoyer le sol, à faire l’infirmière (ou la pute, c’est selon), ou encore à donner corps à la violence et la délinquance des cités. « J’observe les propositions qui se ressemblent toutes. Après le nom du personnage qui s’appelle Fatou à 65%, il est précisé qu’elle est noire ou métisse, selon la lumière » , nous raconte Rachel Khan. « Parce que pendant des siècles, cette couleur de peau était aussi celle des esclaves, des colonisés, parce qu’elle reste un fantasme exotique ou qu’elle renvoie à une classe sociale pauvre, il faudrait qu’elle raconte encore et toujours ça au cinéma » . Traduction : bien sûr qu’il y a des rôles pour les Noirs au cinéma… Il suffit de ne pas être trop regardant sur le message qu’ils transmettent, consciemment (ou non), aux spectateurs.
Noire n’est pas mon métier est un livre important. Car bon nombre de ces femmes ont vu des portes se fermer devant elles (et des mains se refermer sur leurs corps) à une époque où personne ne leur prêtait la moindre attention. Les réseaux sociaux n’ont pas toujours été là. Si elles avaient parlé, personne ne les aurait écoutées, encore moins crues. Aujourd’hui, ensemble, elles détiennent un pouvoir certain, et la possibilité de faire bouger les choses. Leur livre aurait pu être celui d’une dénonciation pure, et faire valser les noms de ceux qui les ont discriminées. Mais Noire n’est pas mon métier s’inscrit plus dans l’air #MeToo et ne cherche pas à balancer les porcs. Aïssa Maïga, Firmine Richard, Rachel Khan et leurs treize collaboratrices dénoncent, démontrent, partagent. Leur oeuvre est un cri, un appel à une prise de conscience nécessaire et un besoin de considération primordial. Car les comédiens et comédiennes noirs, mais aussi arabes ou asiatiques, sont nombreux et talentueux. Il suffit de leur ouvrir une porte (et de fermer celle des clichés). Allez, y a plus qu’à !
Morceaux choisis :
Eye Haïdara : « Je suis française. Mais J’ai conscience que quand j’interprète un personnage de Corneille, de Racine ou de Molière, cela brouille l’écoute des spectateurs. Car on se demande toujours pourquoi je suis là. Ma présence devient alors un acte politique. Même si ce n’est pas la volonté du metteur en scène, son choix devient un geste militant. »
Rachel Khan : « Je suis assise dans un coin. Les actrices, toutes blanches, se font maquiller. Les maquilleuses défilent autour de moi sans venir me voir. Je sens comme un flottement. D’un coup, leur cheffe se diriger vers moi, je suis très honorée. Mais elle est confuse : elle n’a pas de produit pour ma peau. Je la regarde interdite, sans vraiment comprendre, et me lève sans un mot. »
Sarah Martins : « Un jour, un patron de chaîne m’a dit : “Nous n’avons pas de Kerry Washington en France”. C’est faux, nous sommes de nombreuses actrices de couleur et talentueuses, mais on nous offre si peu l’opportunité de le démontrer. »
Nadège Beausson-Diagne : « J’ai tout entendu lors de castings : “trop noire pour une métisse”, “pas assez africaine pour une Africaine”, “pour une Noire vous êtes vraiment intelligente, vous auriez mérité d’être blanche”, “vous savez rouler des yeux comme Joséphine Baker ? Faire plus y a bon Banania, quoi !”. »
Mata Gabin : « Je suis tellement effarée que je regarde sa main, il tente de la glisser entre mes cuisses qui se referment machinalement et il parle : “Oh ma gazelle bla-bla-bla, ma panthère, j’entends les tambours de l’Afrique, la chaleur de la savane, ma tigresse bla-bla-bla, je serai ton lion, ton taureau, et toi nue, oh l’odeur de la jungle africaine...” »
Aïssa Maïga : « Quand je découvre l’affiche de mon film, je vois que je n’y apparaît pas. Mon partenaire, unique héros d’une histoire d’amour devenue taboue, règne, glorieusement placardé, seul avec lui-même. (…) Je suis expulsée de l’affiche, je me vois devenir invisible et en plus je suis sommée de rester docile, pire, reconnaissante. »