Lucie Dachary : « Journal de bord d’une cinéphile au chômage technique »
Tout avait bien commencé. J’entretenais mon rythme soutenu de découvertes en salles chaque semaine. C’est en ce premier mois de l’année que j’ai pu assister à une projection unique sur grand écran du cinquième opus des Frères Safdie, Uncut Gems. Une plongée en apnée dans le Diamond District d’un New-York qui ne dort jamais, avec un Adam Sandler caméléon, anti-héros d’une fable cruelle mais jubilatoire. Un coup de cœur qui n’a fait que renforcer mon admiration pour les deux réalisateurs qui ont marqué une empreinte unique dans le cinéma de cette décennie.
Puis le 17 mars est arrivé. Patatrac. Fermeture des salles, chômage technique. Après quelques jours d’abasourdissement, j’ai décidé de mettre à profit cette période : une page blanche que je pouvais remplir à ma façon. Finies les sorties, mais plus de films à visionner chez moi. Il était temps de faire face aux œuvres majeures de réalisateurs que je n’avais encore jamais osé réellement découvrir, faute de temps et de dévouement. J’ai une terrible “peur du vide”, et il me semble que j’avais besoin de blocs massifs de cinéma pour structurer un temps qui s’annonçait long, et bien sûr en retirer un savoir supplémentaire ou une émotion nouvelle.
J’avais plusieurs réalisateurs en tête, croisés au cours de lectures ou de discussions, à commencer par Kieslowski, dont j’avais raté la diffusion du Décalogue quelques années auparavant, puis que j’avais oublié – bien que je sois restée sidérée par la beauté de La Double vie de Véronique (1991). Un ami m’avait offert le coffret peu de temps avant le confinement, me remettant ce cinéaste en tête. De plus, c’était l’occasion ou jamais de passer du temps devant la télé sans distraction extérieure. J’ai donc commencé par m’attaquer au Décalogue, ensemble de 10 téléfilms réalisés par le polonais Krzysztof Kieslowski (1988). 9h32 précieuses, dont chaque chapitre renferme des questionnements existentiels posés avec une humanité déconcertante et une grande universalité, accompagnés d’une photographie aux somptueuses palettes. J’ai été véritablement touchée par le destin de ces personnages si proches de nous, confrontés à des tragédies du quotidien. Un bloc de réalisme étourdissant, sombre mais optimiste. Une première grande découverte, suite à laquelle j’avais envie d’un peu de légèreté et de fantaisie, tout de même.
J’ai donc repris ma whishlist, en tête de laquelle figurait l’énigmatique Duelle de Jacques Rivette, dont j’avais vu de somptueux photogrammes de Bulle Ogier et Juliet Berto grimées avec des robes argentées. L’envie de voir ce film avait été déclenchée par la séance de L’Amour par terre quelques mois auparavant dans le cadre d’un ciné-club parisien. Ce théâtre filmé singulier ainsi que la dimension quasi-fantastique au cœur d’un réalisme d’une grande simplicité avaient attisé ma curiosité… Mais je crois que la durée moyenne des films du réalisateur m’avait un peu découragée, alors que j’étais plutôt encline à me rendre dans un bar ou à voir des films plus courts en semaine, quand cela était encore possible. J’avais la sensation qu’il était nécessaire de visionner plusieurs films du réalisateur avant de saisir l’essence de son cinéma.
C’est alors qu’un monde s’est ouvert à moi… Celui de la Lune, du Soleil, de l’ésotérisme et des chemins de traverse. J’ai commencé une quête, je souhaitais percer le mystère scellé dans les longs métrages du réalisateur. Malgré la diversité des situations et des époques traitées, Rivette entretient une unité grâce aux cartons plein d’autodérision régulièrement insérés dans ses films et qui rappellent le cinéma muet : “Mais, le lendemain matin…”. Narration elliptique, captation de ce qui est en train de se faire – sur les planches, sur la toile ou au cirque – et sens du mystère affirmé, Jacques Rivette m’a fait voyager dans un temps élastique, finalement propice à cette période de confinement. Je me suis tout particulièrement reconnue dans le loufoque Céline et Julie vont en bateau (1974), inoubliable pérégrination parisienne servie par le duo féminin constitué par Juliet Berto et Dominique Labourier. Le film emprunte des portes dérobées dans lesquelles se sont sans aucun doute glissés de grands réalisateurs comme David Lynch. Le cinéma de Rivette figure désormais dans mon palmarès, puisqu’il réunit les ingrédients que je souhaite découvrir dans un film : la poésie, la beauté, le mystère, ainsi que de très beaux portraits de femmes. Ce qui m’a plu dans cette quête, c’est qu’elle restera inachevée. Fin du premier acte du confinement, retour fragile en salles, l’occasion notamment de profiter de sublimes ressorties comme Elephant Man (David Lynch, 1980) et Crash (David Cronenberg, 1996).
29 octobre, minuit, le deuxième confinement commence. La stupeur s’est estompée, la lassitude l’a remplacée. Mais il n’était pas temps de baisser les bras, de nouvelles rétrospectives se préparaient sur ma télé ! Je me suis demandée à plusieurs reprises comment j’avais pu “passer à côté” des films de Robert Bresson depuis toutes ces années, alors que son nom apparaissait régulièrement en tête des inspirations majeures de nombreux réalisateurs. Après des discussions et l’écoute de podcasts, il m’est apparu évident que j’étais enfin prête à découvrir ses films. Bresson et son “cinématographe” ont donc ouvert le bal avec Pickpocket (1959). Le ballet des mains qui attrapent, manipulent, dérobent m’a fascinée. Ainsi que le parcours de rédemption d’un personnage en quête de grâce, de liberté et d’amour. La vie, tout simplement, est transfigurée chez Bresson, avec une austérité et un dépouillement qui font jaillir la beauté.
En parallèle des visionnages de Mouchette (1967), des Dames du Bois de Boulogne (1945) ou d’Une Femme Douce (1969), j’ai entamé un peu par hasard cet essai de Rohmer et Chabrol autour de la figure d’Hitchcock que j’avais oublié sous une pile de livres. Un Hitchcock que les deux ex-critiques tentent de réhabiliter en 1957, lui qui est considéré comme un réalisateur commercial et qui n’a pas encore ébauché les immenses films qui lui permettront d’acquérir le titre de maître du suspense. L’occasion de me laisser porter et de découvrir de grands films de sa période anglaise comme Les 39 Marches (1935) ou l’un des sommets de sa période américaine avec la Paramount, son propre remake de L’Homme qui en savait trop (1956) avec le charismatique duo Doris Day et James Stewart.
31 janvier, c’est l’heure du bilan. “Pourquoi ces quatre réalisateurs, Kieslowski, Rivette, Bresson et Hitchcock?”, ai-je fini par me demander. J’ai noté qu’ils partageaient le caractère monumental de leur cinéma, et qu’ils s’étaient sans aucun doute nourris les uns des autres. Monumentale, la densité et la durée des films de Rivette l’est. Kieslowski et Bresson partagent quant à eux une rigueur morale qu’ils mettent à l’épreuve. Hitchcock est un stakhanoviste : il a réalisé pas moins de 53 de longs métrages en presque 60 ans de carrière. Je n’aurais pu appréhender la cohérence, la portée et l’héritage de ces œuvres sans la disponibilité de temps et d’esprit qui m’était offerte pendant les périodes de confinement. Je sors donc de cette année forte de ces récits amples et multiples qui ont stimulé mon imaginaire et ont posé de nouvelles fondations à ma cinéphilie.
En dépit des ascenseurs émotionnels qui bouleversent notre quotidien depuis bientôt un an, 2020 aura marqué de nombreux changements dans ma façon de regarder des films. J’ai basculé dans une nouvelle temporalité, celle du temps long, celle de la découverte, loin de la frénésie qui s’empare de moi quand une vingtaine de films sortent en salles chaque semaine. Je ne cache tout de même pas mon impatience à me retrouver dans une salle obscure, à côté d’un inconnu ou à distance, masquée ou démasquée, pour découvrir une pépite, ou, pourquoi pas, même, un navet. Les sorties en salles, quoi que moins nombreuses qu’à l’accoutumée, m’ont tout de même inspiré un top, puisque j’affectionne ce traditionnel bilan qui me permet de remettre le nez dans le petit carnet sur lequel je consigne consciencieusement chaque long métrage visionné.
TOP des sorties 2020 :
1/ Uncut Gems
2 / Adolescentes
3 / The King of Staten Island
4/ Ressorties : Elephant Man et Crash
5/ Madame
6/ Eva en août
7 / Drunk
8/ Si c’était de l’amour
9/ Abou Leila
10/ Monos
Photo en Une : Bulle Ogier et Juliet Berto dans Duelle de Jacques Rivette
© Carlotta Films.