Le monde d’Alex : Orange mécanique
Nous sommes en 1994, à Avignon, chez mon père et je m’ennuie terriblement du haut des mes 13 ans. Je ne fais que lire La Peau sur les os de Stephen King en buvant des diabolos menthe à m’en rendre malade. Ma culture cinéphile est limitée : la quasi-majorité des classiques de l’horreur et quelques films d’action où JCVD défonce à coups de tatanes des gros-méchants-très-méchants. Donc en ce fameux jour d’été dans le Sud de la France, mon cher papa reçoit (ô miracle !) du monde à la maison, dont une amie prénommée Alexandra alias Alex. De fil en aiguille, elle me propose d’aller au vieux cinéma de quartier car elle sait le goût frénétique que j’ai pour les salles obscures. Extrêmement heureux, je dis oui et nous voici devant l’édifice et là, Alex me regarde et me dit :
« Oh, ils passent Orange Mécanique ! Il faut absolument que tu voies ce film, ça va changer ta vie, Gabriel… ».
Mon cœur se met à battre, décidé à lui faire confiance. On va acheter ma place : oui, j’irais seul car mon papa et son amie ont d’autres chats à fouetter. L’ouvreur me toise et me dit :
« Tu parais bien jeune, t’as quel âge ? C’est interdit aux moins de 16 ans… ».
« J’ai 13 ans », dis-je d’une voix à peine audible, me sachant déjà éjecté du cinéma. Et là, se produit une chose merveilleuse : le mec ne semble pas très au courant de la nature subversive du long métrage que je m’apprête à découvrir, ou s’en contrefiche ! Il me pose une question qui continue à me faire rire, plus de vingt ans après :
« T’as vu Rambo ? Si oui, je peux te laisser rentrer ».
Youpi, je connais très bien les Rambo, je dis oui, le sourire aux lèvres, et j’entre ENFIN dans la salle. Je m’installe, les lumières s’éteignent, je ne sais pas du tout à quelle sauce je vais être mangé, je ne connais rien du film…
Deux heures après, je n’étais plus le même. Pour la première fois de ma vie, j’aimais un personnage fictionnel, le dénommé Alex Delarge, voyou psychopathe fan de Beethoven… Toutes mes certitudes avaient été balayées d’un coup de vent : oui, on pouvait être ébranlé, choqué, devant une œuvre cinématographique, on pouvait s’attacher profondément à un monstre, on pouvait trembler et rire, pleurer toutes les larmes de son corps pour ce personnage, l’aimer à un point tellement fort… On pouvait réfléchir au point de vue du réalisateur et surtout, on pouvait se dire : le cinéma c’est un métier, la caméra est un œil qui pénètre l’inconscient des spectateurs. De plus j’étais troublé, je me demandais pourquoi un personnage aussi abominable m’était si familier, comme si je retrouvais un vieux pote perdu depuis des années. Je me découvrais moi-même en ressentant un véritable amour pour Alex, cet épouvantable anti-héros auquel je m’identifiais maladivement ! L’euphorie contrariée me perdait totalement et me fascinait tout autant : je n’étais pas Alex, je ne le serai jamais, alors comment expliquer cet envoûtement ?… C’était décidé, je voulais tourner des films et procurer des frissons aux gens, raconter une histoire inoubliable et en être fier (misère, je n’avais pas encore découvert 2001 l’odyssée de l’espace ni Barry Lyndon…). Le monde d’Alex était maintenant le mien.
J’ai laissé tomber les morts vivants, goules et autres créatures rampantes pendant un bon bout de temps tout en perdant définitivement mon innocence. Le petit garçon devenait un petit homme. Avec un sens critique sous le bras. Deux ans plus tard, Orange mécanique ressortait en version restaurée en VHS. J’ai dû le voir des dizaines de fois et, en grandissant, à force de le visionner, je me suis rendu compte de la charge féroce de ce chef d’œuvre visionnaire de Stanley Kubrick, qui ne cesse de nous malmener par sa violence et sa perturbante ambiguité… Étais-je conscient de la virulence de l’orange mécanique au moment où je l’ai découvert la première fois ? Me suis-je interrogé, moralement parlant, sur ce que véhiculait le film ? Absolument pas. Mon jeune âge a éclipsé toutes ces interrogations et a préféré se concentrer sur la mise en scène virtuose de Kubrick. J’étais submergé par une gigantesque œuvre pop qui, en esthétisant sa violence, en masquait le propos incisif et la dimension scandaleuse. Maintenant mon regard a changé, j’y vois un subversif et prodigieux cauchemar qui continue de choquer certains spectateurs et d’alimenter la réflexion sur la représentation de la violence (dont le viol) au cinéma, ce qu’on doit montrer ou pas.
Finalement, Kubrick prouve une fois de plus que le cinéma continue de vivre en chacun de nous, nous bousculant pour mieux nous faire réfléchir sur la condition humaine.
Orange mécanique. Un film de Stanley Kubrick. Avec Malcolm McDowell, Patrick Magee, Michael Bates… Distribution : Warn Bros. France. Durée : 2h16.
Photo en Une : Malcolm McDowell dans Orange mécanique. Copyright Warner Bros.