Le cinéma au ras des flots : rencontre avec Didier Nion
« Naufragé volontaire », c’est d’abord le titre d’un ouvrage d’Alain Bombard, le célèbre médecin qui traversa l’Atlantique à bord d’un canot pneumatique, sans eau ni provisions, déterminé à prouver qu’il est possible de survivre en mer – avec les bons gestes. Un pari fou, qui inspira à Didier Nion son film éponyme, dont on vous parlait la semaine dernière. Dans le cadre du Champ-Elysées Film Festival, nous l’avons rencontré. Retour sur une aventure cinématographique et océanique intense.
Propos recueillis par Gauthier Moindrot.
Comment en êtes-vous venu à rencontrer l’oeuvre d’Alain Bombard et qu’est-ce qui vous a donné envie de la porter à l’écran ?
Didier Nion – Quand j’avais trente ans, on m’a proposé de traverser l’Atlantique sur un voilier en tant qu’équipier totalement novice. J’entendais parler depuis assez longtemps du livre de Bombard, qui s’appelle Naufragé volontaire également, et je tournais un peu autour. Là c’était l’occasion de le prendre avec moi. Lire cet ouvrage dans la temporalité d’une traversée océanique, je peux vous dire que ça renforce son propos et la profondeur de l’expérience. Découvrir cette aventure au ras des flots, ça la rend plus poignante, plus prégnante même. Je crois que c’est à ce moment-là que je me suis dis que, si je faisais un jour un film de fiction, ce serait celui-ci.
On ressent dans le film une sensibilité quasi documentaire. Vous venez plutôt de ce cinéma là ?
Je suis plutôt issu du cinéma dit « du réel ». On qualifie mes films de documentaires. Moi, je les considère plus comme des mises en scène du réel. Je n’ai pas vocation à documenter le monde. Dans l’idée de faire un film sur Bombard, ce qui m’attirait, c’était la réalité de la mer. L’océan est immuable. Travailler la mise en scène du réel dans un lieu qui lui-même est immuable, qui ne change pas, ça me parlait bien. La perspective de faire un huis clos à ciel ouvert m’attirait aussi, bien évidemment. Mais même au-delà de ça, cette aventure est tellement extraordinaire qu’on en ressort bouleversé, grandi. Le périple de Bombard nous a appris plein de choses, notamment sur la mer, mais aussi sur ces hommes qui ont fait bouger le monde, qui ont été capables de le transformer.
Naufragé volontaire, le film, mais aussi sûrement le livre, raconte le combat d’un homme pour prouver ses théories à tous ceux qui n’ont pas cru en lui. Bombard contre la mer et ses ennemis, c’est un peu David contre Goliath.
On ressort de livre avec la même colère que lui, elle imprègne totalement son ouvrage. Les précurseurs trouvent rarement de l’aide, et ça nous met en colère, mais dans une colère nourricière parce qu’elle nous pousse à ne rien lâcher. Ça m’a beaucoup passionné. J’étais aussi intéressé par le fait que ce soit un jeune homme, il n’avait que vingt-huit ans. Que fait-on de notre jeunesse, de nos idées ? Jusqu’où est-on capable d’aller pour les mettre en pratique ? À travers ses questionnements, Bombard a porté des réflexions philosophiques qui se rapprochent assez de ce que je suis.
En cherchant votre profil sur UniFrance j’ai vu que vous aviez surtout travaillé durant les années 1990, début 2000. C’est cette rencontre avec Naufragé volontaire qui vous a donné envie de vous remettre en selle ?
Mon dernier film date en effet de 2003, mais il faut savoir que je travaille sur Naufragé volontaire depuis huit ans ! Ça remet les choses en perspective… Préparer un film, ça passe aussi par la lutte. Il a fallu convaincre des producteurs, des diffuseurs, tous ces gens dont c’est le métier de donner de l’argent. Le projet n’était pas facile à vendre : un homme seul sur un canot qui lutte pour sa survie et celle des autres… ça ressemble à un film d’aventure, mais en même temps c’est très casse-gueule.
Faire ce film m’a pris tout mon temps pendant trois, quatre ans. Parce qu’on est seul, vous savez ? Pour ce genre de choses, on est seul.
La solitude de Bombard, finalement, c’est aussi un peu la vôtre…
Comme lui, j’ai défendu mon projet. On ne croyait pas en ce film. Enfin, pas au film lui-même, mais en cette idée-là. Je me suis retrouvé aussi dépouillé que Bombard, avec très très peu de moyens. Malgré tout, il fallait que je fasse comme lui, que je parte. À un moment donné, oui, j’étais la même personne. Je me sentais aussi démuni que lui, aussi incompris d’une certaine manière. Il s’est beaucoup battu pour monter son projet, mais une fois qu’il était en mer, et une fois que j’ai décidé que le film se ferait malgré tout, on est parti avec ce qui nous était offert. Et on s’est battu.
C’était un pari risqué, faire un seul en scène comme ça au milieu de la mer.
Et dire que quinze ans après que cet homme soit mort, soixante ans après son exploit, ce film n’avait jamais été fait ! Beaucoup de réalisateurs de ma génération, et même de celle d’avant, ont été nourris par Bombard. Beaucoup ont voulu faire ce film-là. Et je pense que s’ils ne l’ont pas fait, c’est parce qu’ils ne savaient pas comment le faire. Et si moi je le savais, c’est aussi parce que je suis marin. J’ai passé énormément de temps en mer, et il faut un temps certain pour la comprendre, pour savoir comment travailler avec elle.
Le film est tourné à l’argentique. Pourquoi ce choix ?
J’étais intéressé par l’idée d’avoir un temps limité pour tourner les scènes que je voulais, que la temporalité soit liée à la mer. Et je savais que l’argentique allait me permettre de restituer les nuages, et surtout la mer, qui est quand même le second personnage du film. L’argentique était nécessaire, et faisait écho au matériel qu’avait utilisé Bombard pendant sa traversée pour ramener des images pour ses recherches. Je voulais lui rendre hommage à travers l’utilisation de l’argentique. Je sais que des gens peuvent être déstabilisés par ça. On m’a dit : « c’est bizarre, on dirait un vieux film », mais il s’inscrit juste dans son époque à lui. Comme si la caméra avait été embarquée avec lui. D’une certaine manière, je voulais que mon film ressemble à celui que Bombard avait voulu faire il y a soixante ans.
On sent chez vous une grande admiration pour cet homme. Comment avez-vous fait pour l’incarner ? Jérémie Lippmann a fait un travail extraordinaire, il a une présence magnétique. Mais comment écrit-on un personnage qu’on admire ?
Le texte, le texte ! J’ai lu dans un article que quelqu’un avait trouvé les dialogues vieillots, que c’était déstabilisant. Mais ils oublient qu’à cette époque-là, on parlait mieux, ou du moins différemment, avec d’autres mots. J’y tenais beaucoup. Bombard parlait merveilleusement bien, il avait des références littéraires et artistiques profondes. Il était musicien, donc c’était aussi un artiste. Il était hors de question de le faire parler avec un texte qui serait plus proche de ce qu’on ferait de nos jours. Du coup, il y a un décalage, mais si on veut bien passer outre ce faux anachronisme, car ce n’en est pas vraiment un, on se rend compte que ce qu’il raconte, ce sont les mots de sa survie. Lui rendre hommage, ce n’était pas le faire parler autrement que bien. La source vient de là. C’était un érudit. Et je pense que s’il avait pu voir le film, il l’aurait apprécié dans la mesure où au moins, on aura essayé de le faire parler correctement.
Je trouve justement que votre texte ajoute une grande poésie au film.
Ça me rend libre. Ça me rend libre parce que comme ça, je peux me permettre des tas d’autres choses. À l’origine, je pensais réaliser un film qui reproduirait l’expérience, dans une hyper-réalité. Là on est davantage dans l’infra-ordinaire que dans l’extraordinaire. L’infra-ordinaire permet la poésie, en tout cas je me la suis offert. Elle passe par les mots, bien sûr, mais aussi par l’image et une forme de liberté qui me permet d’écrire « Bombard va nager nu sous l’eau avec Dora le poisson ». Parce que dans ces moments-là, on n’est plus vraiment dans la réalité, mais dans un ailleurs. Est-ce son monde à lui, est-ce le monde réel ? Le cinéma nous permet ça. Moi j’aime ça, je suis un peu un enfant et je le revendique.
L’infra-ordinaire permet la poésie, en tout cas je me la suis offerte. Elle passe par les mots, bien sûr, mais aussi par l’image et une forme de liberté qui me permet d’écrire « Bombard va nager nu sous l’eau avec Dora le poisson ».
Nous avons énormément apprécié votre film, et vu l’ovation en fin de séance la semaine dernière, nous n’étions visiblement pas les seuls. Mais je me demande, la famille de Bombard a-t-elle vu le film ?
J’ai lu l’article que vous avez écrit la semaine dernière, et il m’a fait beaucoup de bien. C’est rassurant de savoir qu’il y a des gens qui voient ce que j’ai tenté de faire, que ça fonctionne. D’autant plus que vous êtes plus jeune. Très sincèrement, ça me touche énormément. Mais pour répondre à votre question, la famille aime beaucoup beaucoup le film. Ils ont accepté tout de suite que je m’en charge parce qu’ils connaissaient Dix-sept ans, ils l’avaient vu, ils avaient confiance, malgré mon absence de moyens. Ils ont d’ailleurs été généreux et m’ont permis de faire le film sans leur payer de droits. J’ai eu une grande confiance de leur part, et reçu un très bel accueil vis-à-vis du film qui m’a fait chaud au coeur.
À l’heure actuelle, avez-vous des pistes pour une possible sortie en salles de Naufragé volontaire ?
Aucune pour le moment. Mais je ne désespère pas.
Merci à Claire Vorger d’avoir pu rendre cette rencontre possible.
Photo en Une : Didier Nion et Jérémie Lippmann ©Champs-Elysées Film Festival