Festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand : Rendez-vous au coeur de l’Univers
La course à l’échalote
“On va avoir du retard, on regardait les festivaliers, c’est divertissant.”. Connaissez-vous le festival international du court-métrage de Clermont-Ferrand? Tous les ans depuis sa création en 1982, cet événement rassemble les amoureux et les professionnels du court-métrage du monde entier et de tous poils.
Une foule fascinante, si l’on en juge le témoignage attrapé au vol de cette passante ravie. Clermont c’est le passage obligé quand on veut faire du cinéma et qu’on démarre par le court. Une destination dont le nom devient exotique et puissant pour tous les étudiants fébriles et autres aspirants Godard 2.0. Mais ce n’est pas par hasard, ni du jour au lendemain que l’événement né sur les bancs de la fac est devenu une institution. On salue au passage la ténacité et la cohésion de l’association Sauve qui peut le court-métrage qui a mis en place une machine efficace et créé un évènement véritablement populaire. On en veut pour preuve les salles remplies, les habitués enthousiastes qui prennent rendez-vous pour l’année prochaine, la cabane à sucre et à rhum arrangé de la délégation canadienne, le ballet perpétuel des scolaires de tous âges en rang par deux qui “préféreraient grave pas retourner en cours cet aprem”, etc. Pourrait-on rêver meilleur usage de l’argent public? Nous ne croyons pas.
Evidemment quand on devient incontournable, on s’expose aux états généraux des âmes exigeantes. Et aussi aux rumeurs de coupes budgétaires. Ou aux soupçons récurrents de conformisme un peu mou dans la sélection officielle des films français (Mathieu Amalric président du jury en 2004 avait refusé de décerner un grand prix sous prétexte de médiocrité et de manque d’innovation). On note au passage les statistiques de Claire Diao sur l’homogénéité de la compétition cette année. Et on relève aussi avec amusement la remise du prix Égalité et Diversité à Braquer Poitiers un moyen-métrage d’une heure réalisé par un réalisateur belge, une mise en scène improvisée construite autour d’un gérant de car wash poitevin qui incarne son propre rôle. Le prix est peut-être une blague d’initiés, peut-être un aveu du désarroi du jury face à ce procédé de discrimination positive qui ne dit pas vraiment son nom, ou un peu des deux. Après tout Clermont, comme le cinéma, c’est une institution qui se préserve, quitte à parfois tarder à se renouveler.
D’un autre côté, venir à Clermont pour un professionnel ça ne veut pas forcément dire voir des films. Parfois l’expérience ressemble plutôt à une joyeuse course à l’échalote peuplée de buffets de charcuterie. On peut se retrouver bloqué à “pister les gens qui m’évitent et essayer d’éviter ceux à qui j’ai pas envie de parler mais qui sont dans tous les coins”, comme l’exprime candidement une source anonyme (et, c’est vérifié, les gens à qui on n’a pas envie de parler sont dans tous les coins). D’ailleurs on reconnaît d’un seul coup d’oeil les parkas, les blousons aviateurs et les vestes vintage de la petite famille parisienne qui fait des courts et qui envahit la ville comme une volée d’hirondelles fragiles. On se retrouve ensemble à l’Univers, le bar clermontois incontournable du festival, à guetter les cartons d’invitation à la soirée Canal Plus comme si on était à Cannes en 1992, ce qui ne manque pas de piquant métaphysique.
Mais le monde ne tourne pas autour des Parisiens, ni même autour des Français, contrairement à ce qu’on s’imagine souvent. Et Clermont c’est aussi une riche sélection internationale et un marché dynamique et tout aussi cosmopolite. Car oui les courts-métrages se vendent et s’achètent, comme leurs grands frères. Certes pas au même prix mais assez pour constituer le métier et le gagne-pain, parfois harassant, d’un nombre non négligeable de personnes. Et toujours est-il qu’on croise ça et là les délégations et les équipes de films venues de l’étranger défendre et promouvoir leur travail.
Un simple rendez-vous
La première fois que je rencontre Katsiaryna, il est tard dans la nuit, l’Univers est en ébullition, et mon colocataire de festival s’est invité à une table située près de la seule prise disponible pour brancher son téléphone. Pour bien comprendre l’Univers, il faut s’imaginer un grand rade en pointe, telle une flèche qui s’auto désigne comme le coeur du réacteur. Et pour cause, il a une place stratégique près de la Maison de la Culture, le grand bâtiment à l’architecture communiste qui est le quartier général des opérations. À travers les cris qui passent pour des conversations dans ce contexte tardif d’alcool et de brouhaha, je parviens à comprendre que mes compagnons de table défendent un film biélorusse Lake of Happiness. Je récupère un flyer. La petite fille sur la photo a l’air triste. Le chef-opérateur iranien a un nom qui ressemble au mien. Le réalisateur a les mains gercées. Les Biélorusses parlent russes mais le biélorusse ce n’est pas la même langue que le russe (je savais que je n’écoutais pas en cours de géographie). Bref, beaucoup d’informations. Katsiaryna semble faire partie de l’équipe. Très vite notre échange est spontané et j’apprends, étonnée, qu’elle admire Louis de Funès pour son phrasé gourmand. Je n’aurais pas pensé qu’il voyageait si bien Fufu. Une chose en entraînant une autre, sans raison très logique, je prends le numéro de ma nouvelle amie francophile et lui propose de la rappeler le lendemain, alors que mon train pour Paris prévu en fin de journée me laisse peu de temps. Et puis si la rencontre était plaisante, je n’imagine pas vraiment avoir le loisir de boire un café et tailler la bavette.
Après avoir quitté le groupe, j’apprends qu’elle est venue seule d’Autriche pour voir Lake of Happiness par solidarité envers le réalisateur et la communauté biélorusse. Je ne peux que féliciter mon instinct d’être plus fin et rapide que moi. Penser qu’on peut organiser un Vienne-Clermont-Ferrand pour voir un court-métrage et témoigner son soutien à un inconnu, c’est presque de la science-fiction. Et pourtant je n’avais encore rien vu. Le rendez-vous est pris sans chichi, en une fraction de secondes. On est heureuses de se retrouver alors qu’on n’a rien à se vendre, rien à se pitcher, à priori rien à se dire. Sans filtre et sans affectation, Katsiaryna, 35 ans, accepte de raconter ce qui l’a conduite à entreprendre ce voyage contre l’avis de son mari, parti skier avec leur fils. Trois quart d’heures plus tard, elle a livré des détails de sa vie intime et de ses questionnements avec une simplicité que j’ai rarement rencontrée sous cette forme. C’est en suivant son mari en Autriche il y a deux ans, après avoir vécu longtemps à Minsk, qu’elle a commencé à sentir la nécessité de reconnecter avec ses origines. Conditionnée à parler russe par les institutions politiques biélorusses (dont on ignore tout, soyons honnêtes), elle s’est rendue compte que sa psyché lui avait été confisquée. Se sentant prisonnière, elle décide de ne plus parler un mot de russe, pas même à son fils âgé de cinq ans dont c’était pourtant la langue maternelle par défaut. Notre conversation est en anglais mais Katsiaryna parle aussi l’allemand.
“La langue impacte notre façon de penser et de voir le monde. J’avais essayé de rencontrer des Russes à Vienne mais je me sentais encore plus isolée. En acceptant ma culture et mon histoire, je me suis rendue compte pour la première fois que je n’étais pas seule.”
Sentant son courage et son autonomie grandir par cette réappropriation culturelle, elle fait une utilisation avide de Facebook (“Il faut remercier Mark Zuckerberg, life maker (créateur de vie) !”). Elle se crée ainsi un réseau de Biélorusses qui s’expriment en ligne dans cette langue et partagent des informations politiques et culturelles communautaires. Elle s’intéresse notamment à l’oeuvre de l’écrivain censuré en Biélorussie Viktor Martinovitch. C’est comme ça qu’elle remarque par hasard l’annonce de la sélection de Lake of Happiness, adapté d’une de ses nouvelles. C’est donc le premier court-métrage biélorusse en sélection officielle à Clermont (dont le prestige international se confirme). Sans hésiter, Katsiaryna félicite en ligne le réalisateur, Aliaksei Paluyan. Quand celui-ci demande à ses compatriotes de faire le voyage pour soutenir le film, elle ne réagit pas tout de suite, mais elle se dit “pourquoi pas”. Et déjà envisager un tel voyage, pour elle qui n’avait jamais voyagé seule et qui a passé la majeure partie de sa vie à nier ses envies et ses aspirations, c’est un pas énorme. “J’avais lu en décembre un livre de Martinovitch avec une citation très simple qui m’avait bouleversée. Don’t afraid. N’ai pas peur. Je crois que j’ai passé ma vie à avoir peur.”
Katsiaryna n’avait jamais vu un court-métrage de sa vie avant de venir en Auvergne. “Everything first time” : un premier voyage seule pour assister à la projection du premier film biélorusse en compétition ça signifie quelque chose d’important pour elle qui a décidé d’écrire ce qu’elle a ressenti en le voyant. Mais avec sa propre voix, sans se conformer à ce qu’on pourrait attendre d’une telle démarche. Elle remarque d’ailleurs qu’on a souvent peur d’être pris pour des idiots. Elle regrette aussi les critiques de cinéma ou de littérature qui disqualifient certaines oeuvres d’office. “On est beaucoup trop nombreux pour avoir tous le même prisme. Moi j’ai été bouleversée par deux mots et j’ai accompli ce voyage. Qui peut juger à l’avance ce qui va bouleverser autrui?” Son intérêt pour l’art a toujours été présent en elle mais elle n’a pas été encouragée dans cette voie. Depuis qu’elle a recommencé à parler biélorusse, le flot est libéré. Elle a repris la danse que sa mère lui avait interdite, elle écrit, peint, fréquente assidûment les musées viennois. Elle me raconte le choc qu’elle a ressenti devant Epiphany III de Gottfried Helnwein, artiste des désordres psychiques collectifs, en particulier post-nazisme. Pourtant, avant, elle trouvait l’art contemporain absurde et prétentieux. “Mais si on regarde les choses en ouvrant vraiment son âme, on se laisse surprendre par nos émotions. Les gens ne veulent surtout pas ressentir la douleur et pourtant c’est nécessaire, sans ça on ne saurait pas qu’on est seul et on ne pourrait pas aimer.”. Son programme pour la fin du festival? Revoir Lake of Happiness puis passer la journée du lendemain à visionner des films choisis au hasard.
Justement, avant de me rendre à la gare, je regarde Lake of Happiness sur mon ordinateur, regrettant un peu de ne pas avoir le temps d’aller le découvrir en salles (oui certes ce n’est pas pareil). Mais l’émotion est tout de même au rendez-vous. La conversation avec Katsiaryna continue de résonner et le film prend un sens éclairant. Comme les pièces d’un puzzle improvisé qui se mettent en place toute seules dans mon esprit. Une discrète épiphanie. Étonnant dans sa forme, le film plutôt taiseux combine une identité très soviétique dans sa manière de faire sens par un montage efficace et même assez radical, et la délicatesse obstinée de son propos, porté par la jeune comédienne Anastasia Plyats. La douceur de l’image fait ressentir également le besoin d’amour et d’individualité de la petite Jasja qui résonne de façon familière. Têtue dans sa quête de douceur et de tendresse, elle s’adapte à un monde rêche et froid. La caresse d’une balle de ping-pong sur sa joue devra suffire à lui apporter la chaleur dont elle a besoin. Le film embrasse la dignité de Jasja avec une grande finesse. On découvre en même temps une langue et un mode de vie, qu’on associe en bons Gaulois assez génériquement aux “Pays de l’Est”, mais qui correspond à une réalité typiquement biélorusse. Partir de l’intime et du spécifique pour être universel, on y revient toujours.
Des mots de Katsiaryna me reviennent en tête. “C’est très difficile d’écrire d’une façon simple en réalité, mais rendre les choses accessibles c’est la meilleure manière car ainsi tout le monde peut comprendre. Et c’est nécessaire d’admettre qu’on est tous très simples, on a tous simplement besoin d’être aimés et acceptés.”
Arrivée à Clermont en prenant soin de me protéger physiquement et mentalement pour ne pas sombrer dans le cynisme et l’épuisement, je n’aurais jamais pu imaginer faire une telle rencontre à la fois humaine et cinématographique. En plus du plaisir éprouvé à parler sans retenue avec cette radieuse inconnue, son discours m’a renvoyée à l’articulation de ma manière de penser le cinéma en tant que cinéaste et critique, et à la démarche originelle des Écrans Terribles. Quand je lui explique, elle n’est pas surprise par cette forme de connexion et de reconnaissance silencieuse. Après tout, c’est la même qu’on éprouve face à un film qui raconte quelque chose d’intime de nous qu’on n’avait jamais osé confier à personne.
Photo en Une : Maison de la Culture de Clermont-Ferrand © Juan Alonso