Spencer : Sans Amour
Spencer, le dernier film de Pablo Larraín, se penche sur trois jours fatidiques dans la vie de l’iconique Princesse de Galles, lors d’un réveillon de Noël imaginaire à Sandringham en 1991, un an avant son divorce du Prince Charles. Alors que le terrain des Windsor et de leurs petites contrariétés impérialistes est déjà largement occupé dans la culture populaire par Netflix et la série The Crown, quel regard nouveau offre ce film lancé à Venise mais sorti en France directement sur Amazon ? L’interprétation lumineuse et remarquée de Kristen Stewart suffit-elle à insuffler la vie à cet objet sophistiqué au symbolisme appuyé ? Analyse avec spoilers.
« Vous n’avez pas besoin de médecin mais d’amour, de chocs et de rires ». C’est en ces termes que Maggie, habilleuse dévouée, cherche à réconforter Kristen Stewart qui se morfond sur une dune venteuse, perruquée comme Lady Di aux heures les plus sombres de ses expérimentations capillaires et oppressée par un mariage royal de façade sur le point d’imploser. Une critique synthétique de Spencer pourrait volontiers souligner le parallèle fâcheux entre ce manque d’amour dont souffre la Princesse du Peuple et celui qui affecte le film, d’une beauté picturale mais tristement aride. Une difficulté qui n’est pas inédite : comment représenter le vide émotionnel sans se retrouver coincé dedans ? Ici, les festivités riment avec plan de bataille et les libations n’ont rien d’hédonistes. Tout est soupesé au gramme près, invités inclus, pour quantifier le plaisir des Fêtes selon une tradition souveraine. Les premiers plans évoquent même une guerre ouverte, avec des militaires armés qui inspectent les cuisines pour la sécurité de la Reine et de sa suite, tandis que les commis obéissent aux ordres méthodiques d’un chef diligent veillant à ce que le travail soit exécuté sans bruit, afin « qu’ils » n’en perçoivent rien. On a parfois l’impression de voir The Crown version Ibsen tellement l’ambiance austère évoque l’esprit des pièces de théâtre scandinaves les plus dépressives.
Pourtant la comparaison avec la série multi primée qui provoque des remous jusque dans les institutions british s’arrête assez vite. L’anthologie monarchique créée par Peter Morgan démarre avec l’ascension au trône de la jeune Elizabeth II et suit sur des décennies un faisceau de trajectoires d’apprentissage du refoulement, à l’heure des mouvements décoloniaux et de l’essor des médias visuels de masse. Larraìn, lui, prend le parti de faire de Lady Spencer un symbole du refus de la compartimentalisation entre l’ego intime et l’alter ego public. On pense à The Queen, une œuvre inspirée de la mort de Diana et de ses répercussions sur la flegmatique dynastie d’Outre-Manche. Dans ce drame familial classieux, charmant mais un brin désuet (Tony Blair en chantre du modernisme, on en est revenus), Charles explique que le peuple ne voit que l’image immaculée de celle que ses amis surnommaient Duch et ignore la femme torturée et contrariante qu’elle pouvait être « avec eux », pauvres Windsor. Et pour cause, c’est exclusivement par des images d’archives que la princesse apparaît dans cet opus de 2006, comme si elle confirmait une volonté de rester à tout prix une icône sacrée.
Pour de faux
De l’eau a coulé sous les ponts, mais étrangement la Diana de Larraín semble elle aussi coincée dans l’idolâtrie sacrificielle alors que ses actes tentent d’exprimer le contraire. Qui croire ? L’héroïne tragique à la voix brumeuse et éthérée qui brille comme une flamme désespérée de se faire constamment éteindre, poursuit Anne Boleyn éplorée dans les couloirs, se perd en voiture dans une contrée familière, se laisse facilement manipuler, se venge par des caprices, avale des perles grosses comme des oeufs et vomit son chant du cygne accrochée aux cuvettes des toilettes en porcelaine ? Cette Diana-là est une femme-enfant figée dans le temps, avec une coupe de cheveux anachronique et des rêves limités par une lucidité quasi prémonitoire sur sa mort imminente. Elle semble faire le constat inéluctable de la fatalité avec la grâce d’un animal blessé. Ou doit-on plutôt donner foi à l’autre Diana qui se débat et prend des initiatives, très vite contrecarrées ou vouées à l’échec? Cette Diana humaine reste insaisissable, si ce n’est par bribes dans un montage clipesque qui la montre en train de jouer avec ses enfants sur un carrelage glacial ou encore virevolter en ballerine dans des pièces somptueuses et désertiques (une image elle aussi galvaudée). Kristen Stewart est splendide en flamme qu’on étouffe mais on suffoque avec elle de ne pas sentir la chair de Diana Spencer se reconnecter à la coquille évidée de Lady Di, alors que le film semble pourtant être au départ une grande opération de reconnexion.
La royale famille est elle aussi désincarnée à dessein. Il a fallu deux visionnages pour repérer Richard Sammel en Principe Philip et avoir une intuition plus nette des intentions de direction artistique. Philip Mountbatten est donc interprété par un acteur qu’on a beaucoup vu jouer des nazis, sans doute une référence à la lignée aryenne du défunt Duc D’Edimbourg et ses accointances familiales avec le IIIème Reich… Un choix d’essentialisation bien insolent mais plutôt drôle (à noter qu’on n’aperçoit le personnage que très furtivement). Ceci dit tous les membres de la famille royale sont ici des pantins, qu’ils aient l’occasion de parler ou qu’ils fassent joliment tapisserie en arrière-plan pour accompagner leurs aïeux accrochés aux murs. La Reine Elizabeth est une sorte de Miss Marple mâtinée de Mamie Nova avec un petit quelque chose de Barbara Cartland jeune dans la pétulance du regard (totalement hors caractère pour la Lilibet qu’on connaît et qu’on aime, avec ambivalence). Charles est une version ectoplasmique du Ashley Wilkes d’Autant en Emporte le Vent, rejeton mélancolique d’un énième mariage consanguin. William est un petit Lord Fauntleroy délicat sous anxiolytique et Harry un nouveau petit Weasley sorti tout droit de la franchise Harry Potter. Bref, tout est faux au Royaume du Brexit. « We’re not real people » souligne d’ailleurs Charles à sa future ex-femme dans le seul face-à-face du film entre les époux infortunés.
Sans commentaire
On apprécie certains clins d’œil bien trouvés (Diana perdue qui demande son chemin dans un pub qui porte son nom, Duch). Mais on déplore cet aspect commentaire systématique qui empêche le film de s’irriguer émotionnellement. La musique originale, ultra sophistiquée et très dense, contribue elle aussi à maintenir un blocage en suspens en incarnant une oppression dissonante. On salue cependant la mise en scène graphique et léchée du réalisateur chilien qui parvient à maintenir un rythme résolu (à l’aide d’une belle maîtrise de l’ellipse notamment). Mais on se désole un peu d’avoir le temps de se dire « joli travelling » en plein milieu d’une scène de ménage en théorie explosive. Les personnes qui ont pleuré la mort de Lady Diana au petit déjeuner, ont acheté des Vogue internationaux hors-séries dans les aéroports et vu avec grand intérêt moult documentaires sur sa vie, déploreront de ne rien apprendre de plus et de ne pas retrouver son effronterie, son sens de l’humour, ni sa vitalité. Est-ce par une trop grande déférence à ce qu’elle représente ou une idéalisation un peu démodée des figures de femmes bafouées que Larraín demeure sur le seuil ? Mystère. En attendant Spencer est un peu poseur, mais avec une certaine candeur dans la pose. Le raffinement du film pourra plaire à tous ceux qui trouvent qu’on en fait trop avec Meghan Markle, ou qui ne vont voir des comédies musicales que si elles sont signées Steven Spielberg. La maîtrise dans la forme offre la licence d’aimer ce film beau qui reste bloqué au stade de concept. Un état que Diana la vraie a toujours refusé.
Réalisé par Pablo Larraín. Avec Kristen Stewart, Timothy Spall, Jack Farthing… Angleterre, Allemagne. 01h57. Genres : Drame, Biopic. Sur Amazon Prime Video le 17 Janvier 2022.
Crédits Photo : © KomplizenFilm, DCM.