Sleep : Dormir sur aucune oreille
Avec Sleep, présenté à la Semaine de la Critique à Cannes en 2023 et auréolé du Grand Prix au Festival du Film Fantastique de Gérardmer cette année, Jason Yu livre un premier long métrage jubilatoire qui, malgré un dernier tiers moins captivant, mêle subtilement les genres. Entre comédie noire et film d’horreur comique, nous n’avons su trancher.
La première scène du film nous plonge instantanément dans une ambiance angoissante lorsque Soo-jin (Yu-mi Jeong) est réveillée en sursaut par la phrase peu rassurante « Quelqu’un est entré », prononcée froidement par son mari Hyun-su (Sun-kyun Lee) en pleine nuit, assis et immobile au bout du lit. De fil en aiguille, on comprend après quelques nuits en compagnie de ce jeune couple que Hyun-su souffre de somnambulisme et se transforme en quelqu’un d’autre une fois la nuit tombée. Un « autre » terrifiant qui se met en danger et commet des actes violents. Le quotidien aligné et radieux du duo perd alors rapidement de sa superbe et Soo-jin, submergée par la peur que Hyun-su fasse du mal à leur nouveau-né, ne trouve alors plus le sommeil. Attendu au tournant par les férus du cinéma de genre coréen, le premier film de Jason Yu, qui a fait ses armes en tant qu’assistant réalisateur sur Okja (2017) de Bong Joon-Ho, est tendu, prenant, condensé et se déroule très vite sans s’embêter de détails futiles. A défaut d’être véritablement original dans son récit, Sleep reste pourtant une expérience jubilatoire. Le choix du somnambulisme comme vecteur d’angoisse décuple les fantasmes et les questions : Soo-jin connaît-elle vraiment la personne qui partage son lit ? Par la dualité radicale du personnage de Hyun-su, gentil (quoiqu’un poil mollasson) éveillé et incontrôlable une fois endormi, le film revêt les pourtours d’une chronique conjugale sombre, où la mise à l’épreuve des époux est permanente mais ne doit en aucun cas signer la fin du couple, qui serait vécu comme une défaite profonde. On peut aussi y percevoir le motif de la charge mentale dans un contexte conjugal toxique, l’épouse aimante Soo-jin se retrouvant chaque soir avec la peur panique d’être la cible potentielle de son mari (dévoué et protecteur le jour) mué en un parfait inconnu imprévisible, l’intimité de la chambre à coucher devenant source de terreur et de la possibilité d’un drame.
L’intranquillité et la pression subies par Soo-jin sont appuyées par la maîtrise captivante du décor et de l’espace de ce quasi huis clos. Chaque pièce de l’appartement est filmée de façon précise et posée dans des tons souvent froids, enfermant la petite famille dans un décor cosy mais inextricable qu’il faut aménager chaque soir afin de contrer les crises de Hyun-su. Dans cette atmosphère pesante dictée par les nuits, Sleep s’octroie pourtant régulièrement des sauts dans la comédie, par le biais de répliques ou de séquences plus légères, notamment celles chez le médecin, pour mieux nous remettre la pression quelques minutes plus tard. Certaines séquences mélangent d’ailleurs habilement plusieurs registres en leur sein, sans jamais que Jason Yu ne s’emmêle les pattes. Découpé en trois parties, Sleep souffre pourtant d’un dernier tiers quelque peu poussif, où le rapport de force s’inverse et où Soo-jin devient plus effrayante que son mari. C’est peut-être cette partie finale qui empêche au film d’avoir ce petit quelque chose de vraiment unique et mémorable, mais il n’en reste pas moins un long métrage captivant, servi par un casting épatant, franc et investi, qui nous rend curieux quant aux prochains projets du réalisateur sud-coréen.
Réalisé par Jason Yu. Avec Yu-mi Jeong, Sun-kyun Lee… Corée du Sud. 01h35. Genres : Comédie, Epouvante Horreur. Distributeur : The Jokers / Les Bookmakers. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Grand Prix au Festival du Film Fantastique de Gérardmer 2024. Sortie le 21 Février 2024.
Crédits Photo : © The Jokers Films.