Sans Filtre : Palme D’Ordure
Nous sommes le 28 mai 2022. Après plus d’une heure de cérémonie, Vincent Lindon, le président du jury du Festival de Cannes, s’apprête à annoncer le vainqueur de la Palme d’Or. Plusieurs festivaliers s’impatientent à l’idée de découvrir le lauréat, en sachant que l’on peut s’attendre à ce que James Gray reçoive enfin un prix après cinq participations, ou que le trophée ne revienne à Cronenberg, de retour après 8 ans d’absence. Quelle surprise donc, de voir le réalisateur suédois Ruben Östlund remporter ce soir-là sa deuxième Palme d’Or consécutive après The Square en 2017. Seuls une poignée de cinéastes ont obtenu le précieux sésame une seconde fois au cours de leurs vies, parmi lesquels Michael Haneke, Bille August ou encore Francis Ford Coppola. Ce petit préambule me semblait important car on ne juge pas un film de la même manière quand on le sait gagnant de la plus prestigieuse des récompenses du septième art. Qu’elles fassent l’unanimité (Apocalypse Now ou plus récemment Parasite) ou non (Titane, Moi, Daniel Blake), les Palmes d’Or ont toujours permis de créer le débat. La dernière en date ne déroge pas à la règle.
Sans Filtre (dont le titre original est Triangle Of Sadness, désignant la zone entre les sourcils) nous raconte l’histoire d’un couple de mannequins, Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean Kriek), qui s’apprête à passer des vacances, le temps d’une croisière de luxe, sur un yacht. Le film s’ouvre sur le milieu du mannequinat en le représentant de la manière la plus artificielle possible (une lumière stroboscopique, de la musique techno et un concours de beauté entre hommes physiquement parfaits) pour mieux le critiquer. Personne n’en est surpris, puisque l’artificialité de ce monde et ses dérives modernes était déjà le sujet principal de The Square. Construit en trois chapitres extrêmement inégaux, le long métrage manque cruellement de mise en scène. Tout passe par un comique de situation et de malaise que l’on ressent par le jeu, parfois outrancier, des comédiens. Ça n’aurait sans doute pas été un problème si le film n’avait pas duré 2h29. Car on sent vite que le réalisateur ne sait plus exactement ce qu’il veut nous raconter, préférant faire traverser son film d’une leçon de sociologie maladroite et infantilisante. On retrouve la volonté semblable à son précédent film d’imposer une scène choc autour duquel le film se construit (la fameuse séquence du « singe » dans The Square). Ici, une scène de gag scato/émétophile aurait dû jouer le même rôle mais finit par lasser par sa durée et son manque de finesse. Plus grand chose de réjouissant par la suite. Avant cette séquence, c’est vide. Après, c’est débile.
À détester tous ses personnages, Ruben Östlund parvient à nous faire mépriser son film. Le ressenti est le même face à sa mise en scène sans idée, accompagnée d’une photographie particulièrement vide et qui use de gros artifices pour essayer de nous maintenir à flots, notamment par son travail sonore (la musique qui se coupe net au milieu d’une séquence, les bruits des téléphones sur-mixés pour augmenter le malaise…) jusqu’à un final assez indescriptible, cherchant à créer des questionnements là où il n’y en a pas eu pendant les deux heures qui l’ont précédé. Ce qui sauve Sans Filtre, c’est son humour. S’il est parfois trop appuyé, l’enchaînement de gags inspiré notamment de Roy Andersson permet de créer un rythme qui perdure jusqu’à la séquence finale. L’autre grande inspiration est évidemment Michael Haneke, maître du « malaise social ». Ruben Östlund se rêve en alter ego du cinéaste autrichien et propose un travail aussi distant et froid. Les récits se ressemblent et les situations se valent. Haneke possède néanmoins quelque chose en plus : l’envie de vouloir raconter une histoire par ses images et son montage. C’est ce qui manque dans cette Palme d’Or.
Ruben Östlund est là pour choquer. Cela semble d’autant plus jubilatoire pour lui de montrer son film devant un parterre de bourgeois (à qui le film est spécialement adressé), qui plus est lors du plus grand festival de cinéma au monde. Mais de qui se moque le film quand il nous dit sans cesse que les classes populaires sont là uniquement pour servir les riches ? Elles nettoient, s’usent, se replient, et quand elles ont le malheur d’avoir l’opportunité d’inverser le rapport de force, elles se retrouvent caricaturées en personnages de conte maléfique (la figure de la sorcière notamment). Encore une fois, la démarche est de faire ressortir la subversivité. Mais le film a du retard car il arrive après des dizaines d’autres qui parlent exactement du même sujet. On peut citer des Palmes : Parasite ou encore… The Square.
On ne peut pas évoquer le film sans parler de la performance de Charlbi Dean Kriek, comédienne et mannequin sud-africaine qui détonne dans son rôle de Yaya et offre une des plus belles partitions du film. L’actrice est décédée le 29 août à l’âge de 32 ans, laissant derrière elle un sentiment immense d’éclosion avortée. Sans Filtre en est un malheureux équivoque : une réunion de talents au service d’un film banal et faussement subversif. Une palme dont on attend avec enthousiasme sa successeuse.
Réalisé par Ruben Östlund. Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Dolly de Leon, Woody Harrelson… Suède, Allemagne, France, Grande-Bretagne. 02h29. Genres : Drame, Comédie. Distributeur : Bac Films. Palme d’Or au Festival de Cannes 2022. Sortie le 28 Septembre 2022.
Crédits Photo : © Plattform Produktion.