Residue : #DCStillOurs
Après une tournée triomphale dans les festivals indépendants américains et internationaux en 2020, Residue est enfin disponible en France. Merawi Gerima livre un premier film impressionnant qui déborde de colère, d’intimité et d’émotions.
Des images captées sur le vif avec en fond sonore des morceaux de funk local (appelé le Go-Go) échappés des enceintes bruyantes d’une foule en joie. Des véhicules en dérapages incontrôlés jusqu’à l’arrivée de la police et son chaos indescriptible. Ces plans sont capturés par Merawi Gerima, jeune réalisateur originaire de Washington. Impossible de ne pas penser aux nombreuses manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd, un homme noir tué par la police de Minneapolis en 2020, mais la réalité est cette fois-ci bien plus locale. La manifestation filmée avait pour but de contester les plaintes des commerçants blancs qui appelaient quotidiennement la police afin de faire taire cette musique diffusée en permanence par un magasin de Go-Go, installé depuis toujours dans cette rue. Cette population nouvellement installée n’avait visiblement pas conscience, en débarquant dans les quartiers majoritairement noirs, que le Go-Go est une musique live qui s’écoute le plus souvent dans la rue, dans les clubs ou dans une voiture, mais jamais dans un casque audio. Ces plaintes ont pris une ampleur démesurée et expliquent dès le départ le propos du film : l’amorce d’une tentative d’effacement d’une culture ancienne dans la partie noire de Washington.
LONG LIVE GO-GO !
Surnommée « Chocolate City » pour sa surreprésentation de noirs, la capitale américaine se retrouve en effet frappée à son tour par un phénomène généralisé de gentrification, chose impensable il y a quelques années. La communauté afro-américaine y représentait plus de 70% de la population dans les années 60. Le réalisateur âgé de 33 ans a naturellement imposé le Go-Go, symbole immuable de la ville depuis des décennies, pour accompagner Residue et montrer une réalité proche du documentaire. Tout au long du film, les spectateurs vivent cette injustice à travers les puissants battements de congas, la particularité de ce funk washingtonien. L’imposer pendant tout le film est un geste de résistance pour ainsi dire aux spectateurs: « Ils sont peut-être en train de prendre la ville, mais notre culture reste et restera intacte ». L’occasion était trop belle pour le réalisateur d’envoyer un message surpuissant tout en rendant hommage à la culture de sa ville natale. Car ce long-métrage est avant tout destiné à la communauté afro-américaine de Washington en prenant en compte toutes les spécificités locales.
Jay, scénariste d’origine afro-américaine, est de retour dans sa ville natale après un séjour en Californie. Il revient avec l’envie de tourner un film sur la rue qui l’a vu grandir et qu’il a quitté il y a des années. Dès son arrivée, il est frappé par le changement amorcé depuis un moment. La présence d’une population blanche dans ce coin paumé et dangereux de la capitale américaine le sidère complètement. Lui qui était revenu pour rattraper le temps perdu avec ses amis d’enfance dans un endroit familier, doit aussi affronter cette gentrification. Un fléau destructeur de liens humains, qui n’existait pas à ses yeux, ou du moins pas ici. Cette quête dans la reconnexion avec son passé se transforme petit à petit en désillusion jusqu’au sein de sa communauté où il ressent une vive hostilité. Comme s’il était devenu un étranger aux yeux des personnes l’ayant vu grandir. Ce rejet va hanter Jay tout au long du film pour se transformer en cauchemars faisant resurgir des traumatismes de sa jeunesse tourmentée.
« Les blancs massacrent tout le monde pendant que les noirs croupissent en prison »
Cela aurait pu être seulement un avis percutant sur la gentrification, mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? En plus de la nouvelle population dans le quartier d’Eckington, une répression féroce qui vise cyniquement les minorités s’installe dans ce terrain de jeu pour promoteurs. La justice américaine ne se gêne pas pour condamner à tour de bras des délinquants en majorité noirs-américains pour des délits mineurs accompagnés de peines de prison qui dépassent l’entendement. Ces lois décidées dans les hautes sphères politiques prennent un sens concret au plus bas de l’échelle de la société. Bien évidemment, les amis de jeunesse de Jay qui n’ont pas pu quitter le quartier sont en première ligne face à cet acharnement. Et si la justice ne s’en mêle pas, la dure réalité de la rue règlera le compte de ces jeunes en déshérence, victimes d’un système.
Le manque de moyens autour du film aurait pu empêcher la mise en place de certaines idées mais Merawi Gerima utilise cette contrainte pour mieux recourir à des techniques de réalisation curieuses et pertinentes. Le réalisateur a par exemple choisi un filtre sépia pour les images floues et un mixage sonore étouffé pour brouiller le bruit ambiant. Un procédé original qui illustre les rêves enfouis de Jay et donne un sens à l’intrigue du film. C’est l’illustration d’un chemin déjà tout tracé dans la vie d’un noir américain qui doit forcément vivre avec les tourments indélébiles du passé. Comme la rue à sens unique dans laquelle il s’est construit, le jeune scénariste est bloqué dans une réalité sans issue.
Une autre scène dépeint cette vie sans perspective dans la Q-Street. Une amie de Jay se fait siffler lourdement par des jeunes assis dans une voiture. Se sentant obligé de réagir devant cet affront, Jay est immédiatement mis sous pression. Le réalisateur choisit un plan large qui se resserre jusqu’à ce que la menace soit concrète. Autour d’eux, un horizon oppressant, des bâtiments détruits par les pelleteuses pour exposer cette menace qui prend forme avec la destruction. Un avenir en cul-de-sac pour les habitants noirs de cette partie de la capitale américaine.
Réalisateur à part avec des idées formidables, Merawi Gerima délivre une scène de parloir magnifique qui fera date. Au lieu de proposer une vision classique de cet endroit irrespirable et inhumain, il décide d’utiliser une nouvelle fois les pensées tourmentées de Jay et offre un grand moment d’émotion et de grâce qu’on n’a pas l’habitude de voir dans ce cinéma de combat. Les voir repenser à leurs souvenirs communs permet de créer un moment intime et fort touchant entre deux amis qui se rattrapent tant bien que mal, dans une situation où des regrets éternels s’expriment à chaque fin de phrase. C’est le seul moment du film où Jay fend l’armure face à cet ami qu’il considère comme son grand frère.
Q-Street a désormais pour nom le ridicule « NoMa » (diminutif de North Massachusetts) comme pour effacer toute existence d’un passé impliquant la communauté noire . Residue se termine de manière inéluctable mais aurait-il pu en être autrement étant donné cette situation absolument révoltante ? Sans être une victime directe de gentrification, il est difficile de saisir cette rage qui s’est répandue dans les pensées de Jay car cette menace est invisible. Merawi Gerima choisit de l’incarner frontalement jusqu’à faire appel à de vrais habitants d’Eckington dont Mama Hasintu Camara (décédée d’un cancer pendant le tournage du film) pour que le spectateur comprenne que nous n’avons pas affaire à une fiction sans conséquence mais à une expérience réellement douloureuse. Se projeter dans ce mobilier urbain moderne qui prend forme sous leurs yeux est interdit aux habitants historiques, car tout est fait pour les déloger sans ménagement. Aucun horizon ne leur est offert. Le réalisateur montre très bien ce harcèlement organisé par des promoteurs infatigables. La gentrification n’offre qu’une seule issue : la dépossession.
Residue s’impose comme l’une des révélations de l’année. Avec ce petit budget, Merawi Gerima nous étonne par des idées novatrices sur la forme du film qui oscille entre le journalisme d’investigation et une perception brouillée par les cauchemars de Jay. Ce film est le reflet d’une lutte qui dure depuis des années et commence à toucher des villes qui semblaient au départ à l’abri. Le réalisateur d’origine éthiopienne est le digne héritier d’un cinéma de lutte qui a pour racine Los Angeles et le mouvement L.A. Rebellion, connu pour avoir révélé de grands réalisateurs tels que Charles Burnett, Jamaa Fanaka mais aussi le père de Merawi, Haile Gerima. Voir ou revoir Bush Mama, le chef-d’œuvre du père, permet de constater que rien n’a changé.
Réalisé par Merawi Gerima. Avec Obinna Nwachukwu, Dennis Lindsey, Taline Stewart… Etats-Unis. 01h30. Genre : Drame. Distributeur : Capricci Films. Sortie le 5 Janvier 2022.
Crédits Photo : © ARRAY Releasing.