Les Banshees d’Inisherin : Conte d’Honneur Folk
Il n’est jamais trop tard pour prendre de la hauteur. Tel pourrait être l’enseignement de cette histoire tragique qui décrit les affres de la mort inéluctable, le paradoxal besoin de solitude même en milieu insulaire et la poursuite de ses rêves, aussi ordinaires soient-ils.
Le mohair au bout du chemin
Rien ne va plus à Inisherin. Sur cette petite île irlandaise fictive, Colm (Brendan Gleeson) décide de rompre son amitié de toujours avec Pádraic (Colin Farrell). L’incompréhension de ce dernier va se heurter à la détermination inébranlable de Colm qui avance pour se justifier une raison aussi soudaine que déroutante. Loin des tracas du conflit opposant les nationalistes et les indépendantistes, et de la civilisation en général, cet environnement paisible et mystique a tout d’un conte folk. Dans ce décor lumineux d’une beauté éclatante et doté d’une grande charge nostalgique, Pádraic est un homme simple et heureux. Il semble traverser sa vie comme il traverse quotidiennement les verts chemins de l’île pour emmener paître ses moutons ou aller au pub, en souriant. Il y croise sa sœur dévouée, un doux-dingue attachant (génialement interprété par Barry Keoghan), une marchande à la langue bien pendue, un policier qui est aussi la brute du village et une vieille dame aux allures de sorcière bicentenaire, personnification de la « banshee », cette créature mythologique du folklore celtique considérée comme une magicienne aux funestes présages.
Martin McDonagh nous a habitués à mêler dans ses films un sous-texte tragique, une tendance ultra-violente ainsi qu’un humour britannique ravageur, très sec et frôlant parfois les limites du socialement acceptable. Ce quatrième long-métrage est pour lui l’occasion de faire évoluer sa formule tragi-comique, si bien que, sans avoir totalement délaissé sa patte humoristique, le résultat est désormais bien plus noir et ressemble plus à de la tragédie, tout court. L’absence de cynisme se retrouve également dans le soin particulier apporté à l’image. Signée du fidèle Ben Davis, jamais la photographie d’un film de McDonagh n’a été aussi travaillée. La beauté naturelle et saisissante des lieux s’offre en plan large et tranche avec de nombreuses séquences de clair-obscur, habilement utilisé pour souligner l’état d’incompréhension de Pádraic. Pour l’anecdote, le soin apporté au détail passant évidemment par les costumes, les pulls portés par les acteurs sont devenus l’objet d’un mini culte ainsi que de nombreux articles (comme ici, ou ici) dans lesquels la cheffe costumière Eimer Ní Mhaoldomhnaigh raconte l’histoire de leur confection traditionnelle.
Keep Dark and Carry On
Ce n’est évidemment pas ce qu’on espère, mais plusieurs facteurs donnent aux Banshees d’Inisherin des airs d’ultime opus du réalisateur. Cela ressemble à un film-somme, celui de la maturité ; à un bilan en forme de retour aux sources en Irlande, terre d’enfance du cinéaste. Un bilan existentialiste sur la crainte du temps qui passe, sur les choix personnels, professionnels ou intellectuels qui ont été faits au cours d’une vie. On retrouve les gimmicks du cinéaste comme l’amitié masculine, la repentance (le confessionnal, la prise de conscience) ou l’opiniâtreté, le tout au milieu de répliques qui font mouche. Le film pourrait même être vu comme une suite imaginaire à Bons Baisers de Bruges, qui a révélé Martin McDonagh en 2006. Les deux mêmes acteurs formaient déjà un duo d’inséparables tueurs à gage, probablement les plus empathiques qu’on ait connus. En les retrouvant à Inisherin, on se dit (avec une bonne dose d’indulgence) que Ray et Ken ne se seraient jamais quittés depuis Bruges et auraient décidé de prendre leur retraite ensemble, peinards dans ce petit coin paisible.
C’est donc l’occasion d’observer la passionnante courbe de cet auteur, depuis sa toute première réalisation, un court-métrage barré qui annonçait déjà les thèmes approfondis plus tard, à celui-ci dont la noirceur assumée pointait déjà dans son précédent film, 3 Billboards (2017). La guerre que mènent les deux compères d’Inisherin n’a rien à voir avec celle de Frances McDormand mais le résultat est tout aussi brillant et le propos encore plus profond. Sûrement à raison, les plus optimistes d’entre nous attribueront plutôt ce changement de ton à la volonté du cinéaste de ne pas se reposer sur une recette qui fonctionne déjà très bien. Qu’il s’agisse du reflet de sa propre introspection ou d’une inclination naturelle vers une fiction plus sombre, rien n’indique qu’il ne retrouvera pas l’humour vachard de ses débuts dans un prochain film. Car une chose est sûre : ce film à beau ressembler au chant du cygne, Martin McDonagh n’a « que » 4 films au compteur et en ce qui nous concerne, la retraite est inenvisageable !
Réalisé par Martin McDonagh. Avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon… Irlande, États-Unis. 01h54. Genre : Drame. Distributeur : The Walt Disney Company France. Sortie le 28 Décembre 2022.
Crédits Photo : © Searchlight Pictures.