La (Très) Grande Évasion : L’Or de se réveiller
Un documentaire de près de 120 minutes retraçant l’historique de la fraude fiscale de ces deux dernières décennies ? On a du mal à imaginer le public d’un tel projet. Pourtant, loin d’être jargonneux, La (Très) Grande Évasion épate et captive par son montage et son rythme effréné.
« Il n’y a pas d’argent magique ». Cette phrase prononcée par Emmanuel Macron face à une infirmière en colère un an avant la crise des gilets jaunes résume tout le propos du film. Elle fait guise d’ouverture et est même présente sur l’affiche du film comme s’il s’agissait d’un extrait de critique. Il faut dire que cette expression d’« argent magique » prend tout son sens dans ce premier film de Yannick Kergoat, projet ambitieux dans lequel il parvient à vulgariser le fonctionnement de l’évasion fiscale.
Une réussite due avant tout à sa diversification d’outils cinématographiques. Le film ne cesse d’innover afin de rendre tout ce sujet compréhensible par le plus grand nombre. Cela passe notamment par un montage rapide et efficace (qui rappelle les bons côtés de The Big Short d’Adam McKay, utilisant le même schéma de montage comique pour expliquer la crise des subprimes), parfois un peu lourd dans ses sous-entendus mais qui a le mérite de ne jamais ralentir le rythme. S’ajoute à cela une variation continue de procédés : des graphiques animés, un jeu sur le montage rappelant les grandes heures du zapping télé, de l’animation pure dans laquelle le réalisateur incruste par moment des images en prise de vues réelles, qui ne sont pas sans rappeler l’univers de Michel Gondry.
Pour comprendre la thématique de La (Très) Grande Évasion, plusieurs spécialistes défilent face caméra devant un papier peint d’île paradisiaque, nouveau trait d’humour dans ce film à charge. Qu’est-ce qui définit un paradis fiscal ? Quel est le problème du système fiscal actuel ? Par quel procédé les grandes entreprises réussissent-elles à contourner les lois de leurs pays en toute légalité ? Si le film est didactique sur ces questions, il n’apporte pas de réponses concrètes à ces problèmes. Yannick Kergoat et son co-auteur Denis Robert ne reculent pas devant la mauvaise foi souvent ridicule des hommes politiques sur cette question, de Patrick Balkany à Jérôme Cahuzac en passant par Gérald Darmanin, prétextant l’impossibilité de chiffrer la fraude fiscale alors que le chiffre se trouve sur le site de son propre ministère. Chiffres à l’appui, on découvre pourtant l’ampleur de la situation : le nombre de millions de comptes offshore dans la principale banque de Suisse, le bénéfice gagné par Google en dix ans grâce à des sociétés annexes dans des pays à fiscalité réduite et enfin LE montant estimé de la fraude fiscale en France chaque année. Ce gros lot apparaît en plein écran, arrêtant pour l’occasion la musique omniprésente et la voix off pour laisser les spectateurs (et peut-être les fraudeurs) en état de choc face au silence et à leur propre injustice. C’est Alain Deneault, philosophe québécois, qui en parle le mieux : « Chaque fois qu’un bus met vingt minutes à passer ou qu’un hôpital est en surcharge de patients, le principal fautif est la fraude fiscale ». Une nouvelle preuve, s’il en faut une, que cette façon de ne faire profiter que les riches bouleverse la vie du plus grand nombre. Le film les pointe du doigt et, de ce fait, n’oublie jamais de qui il(s) parle(nt).
S’il demeure complexe et laisse par moment sur le côté à cause de son tempo comique qui allège la gravité de la situation, le rythme du film sauve son sujet complexe. On pourrait lui reprocher un manque de solutions et de points de vue opposés (Si on empêchait entièrement la fraude fiscale, y aurait-il autant d’investisseurs en France ?), mais La (Très) Grande Évasion reste un documentaire passionnant, drôle et didactique pour tous les apprentis économistes, les employés de l’OCDE et Bruno Le Maire.
Réalisé par Yannick Kergoat. France. 01h54. Genre : Documentaire. Distributeur : Wild Bunch Distribution. Sortie le 7 Décembre 2022.
Crédits Photo : © Le Bureau Films – Wild Bunch – 2022.