Édouard Louis, ou la Transformation : La Traversée des Classes
« Est-ce que changer de milieu social, c’est forcément se renier, s’oublier, se trahir, voire abandonner son “camp” ? » Une question à laquelle Édouard Louis comme de nombreux auteur.ice.s (Annie Ernaux, Didier Eribon) tentent de répondre tout au long de leur vie. Reconnu par lui-même comme transclasse, un néologisme inventé par la philosophe Chantal Jaquet (Les transclasses ou la non-reproduction, 2014), Édouard Louis fait partie des personnes qui, contre toutes attentes, ont transité d’un milieu social à un autre, allant au-delà (trans-) de leur statut et conditions économiques, culturelles et sociales initiales pour rejoindre le côté qui leur était jusqu’alors opposé. Un phénomène de migration souvent synonyme de métamorphose, d’une transformation et réinvention de soi. Lui qui était encore Eddy Bellegueule, issu d’un milieu sous-prolétaire picard qui vivait dans la honte et le secret, brise alors les liens avec son passé en changeant radicalement d’identité. Une coupure premièrement physique, par son emménagement à Amiens, puis spirituelle, de par son parcours de prestige (ENS) et son destin de star littéraire, et finalement officielle à travers le choix d’un nouveau nom et prénom : Édouard Louis. A l’image de ses écrits biographiques et auto-analytiques (En finir avec Eddy Bellegueule ; Changer : méthode ; Histoire de la Violence), ce documentaire donne donc une voix, ainsi qu’un visage, au périple physique et psychologique que représente cette mutation d’un espace social à un autre. Plus qu’un témoignage, il montre l’importance et le besoin de créer une histoire collective des transclasses et de dévoiler la possibilité du changement, la malléabilité de l’identité et des barrières qui lui sont imposées socialement.
Suivi par la caméra intimiste de François Caillat, Édouard Louis se livre à nous comme à des amis proches. Il nous emmène, par sa déambulation physique et ses mots, au plus profond de son intimité, là où sa « transfiguration » a pris forme : le lycée Madeleine Michelis d’Amiens. Entre une visite de la cantine, de l’internat ou du terrain de football, l’auteur, les yeux rivés sur la caméra, se confie sur ses sentiments de honte et d’inadéquation chroniques qui l’ont toujours accompagné dans son enfance. Que ce soit au sein de sa famille à Hallencourt et au lycée d’Amiens, Édouard Louis parle d’un poids constant en lui, celui de ne jamais être à sa place. Un sentiment de décalage qui l’a poussé à vouloir se libérer, à transgresser et franchir les frontières sociales pour aller vers un monde nouveau et idéal, celui qui semblait lui permettre de « devenir l’enfant qu’il n’était pas ». Or, comme en témoigne Édouard Louis, le passage d’une rive sociale à l’autre n’est jamais définitif. Être un transclasse n’est pas une essence, une identité fixe, mais un processus sur le long terme, sans début ni fin. Victime d’un flottement identitaire, d’un impératif continu de performance, l’identité des transclasses est incessamment détruite puis reconstruite afin de s’adapter à n’importe quel milieu rencontré. Alors qu’Eddy Bellegueule devait cacher son homosexualité auprès de ses proches, Édouard Louis dû camoufler ses origines sociales pensées illégitimes et honteuses. Toujours tiraillé entre ces deux directives – rester soi-même ou devenir quelqu’un d’autre – la découverte du théâtre fut pour l’auteur l’opportunité d’adopter un nouveau rapport à son corps, émancipé de tout impératif. Jusqu’alors perçu comme un obstacle à son ascension sociale – sa manière de rire, de parler, de manger, de marcher, de se tenir – son corps lui a finalement permis, par la scène, de déplacer l’impossible au possible. Par la comédie, Édouard Louis a pu prendre de l’écart avec son identité, se redéfinir pour devenir quelqu’un de nouveau, et cela sans que les autres puissent forcément le remarquer. Pour rendre hommage à cette relation intime et fondatrice, François Caillat introduit quelques images des adaptations théâtrales de Histoire de la violence (Thomas Ostermeier, 2018, Schaubühne de Berlin) et de Qui a tué mon père (Stanislas Nordey, La Colline). Des passages qui, tels des ponctuations au récit conté, nous permettent de voir cette réalité, jusqu’alors lue ou écoutée, et ainsi vivre et ressentir pleinement l’histoire.
En plus de la narration des épreuves et arrangements mis en place lors de sa traversée sociale, Édouard Louis revient sur ce sentiment de honte qu’il cultivait envers sa famille et lui-même et le tort que cela a pu causer. Jeune, il s’était placé comme un ennemi face à ses origines, faisant de la fuite un impératif afin de se libérer du coefficient négatif assigné pour en atteindre un positif de la distinction sociale, du mérite et de ses récompenses. Or, cette vision du miraculé sociale au trajet spectaculaire ne fait qu’alimenter le système méritocratique et la violence de classes auxquels il s’oppose. Le chemin du transclasse n’est pas forcément synonyme de progrès, la liberté promise et espérée n’étant jamais vraiment complète. Une réalité sur la souffrance, la contradiction et l’hybridité interne et l’envie de destruction de soi que ce documentaire permet de retranscrire avec sincérité. Malgré sa forme trop classique – témoignages face caméra, prises de vue récurrentes avec quelques images des lieux énoncés – le documentaire parvient à faire de ce récit un étendard s’adressant à tous ces corps jugés déplacés et étranges. Si ce format redondant manque clairement d’originalité, il permet de ne pas retomber dans cette exclusion produite par la littérature niche d’Édouard Louis. Par sa réalisation épurée, François Caillat rend cette histoire accessible à tou.te.s. Ainsi, loin de la recherche esthétique et des figures de style, il s’ancre dans une réalité pure et honnête et montre ainsi à chacun.e que leur vérité est atteignable, que la réinvention est possible et que les attributs de classe, de genre et de sexualité sont toujours abolissables.
Réalisé par François Caillat. Avec Édouard Louis. France. 01h12. Genre : Documentaire. Distributeur : Outplay Films. Sortie le 29 Novembre 2023.
Crédits Photo : © Outplay Films.