Des Gens Bien Ordinaires : Plus de méninges que de cœur (et c’est dommage)
Toujours très engagée, la réalisatrice, comédienne et autrice Ovidie vient de présenter sa première série, Des gens bien ordinaires. Une œuvre ouvertement féministe, à l’image de sa créatrice, qui jette un regard nouveau et décalé sur l’univers de la fiction pornographique française et amène ses spectateurs à réfléchir sur ce qu’ils considéraient jusqu’ici comme acceptable, sans toutefois parvenir à dépasser le statut d’une simple thèse audiovisuelle.
En 2021, Ovidie réalisait le court-métrage Un jour bien ordinaire. On y suivait un jeune homme de 18 ans, Romain, fils de bonne famille et étudiant en sociologie, qui entamait un beau jour de 1999 une carrière d’acteur porno. Un milieu qu’elle connaît bien pour y avoir travaillé une quinzaine d’années. En tant que comédienne puis réalisatrice, elle s’était particulièrement investie dans la pornographie féministe, une catégorie de films mettant en valeur les femmes, leur désir et leur plaisir. Vingt ans après avoir débuté dans le milieu du X, et après bien des ouvrages et des podcasts sur la sexualité et ses représentations, Ovidie réalisait son court-métrage, qu’elle plaçait dans un monde fantasmé où les rôles seraient inversés. Les femmes y produisent, réalisent et consomment les films pornographiques ; les hommes incarnent les fantasmes et tentent d’exister dans un milieu matriarcal mais réussissent surtout à se faire exploiter.
Ce procédé nourrit aujourd’hui sa série télé Des gens bien ordinaires. Romain a un nouveau visage (celui de Jérémy Gillet, vu dans Mytho sur ARTE), certains comédiens du court-métrage ont changé de rôle, mais le cœur du projet est bel et bien là. Le jeune éphèbe aux yeux bleus évolue toujours dans un milieu qui le considère comme de la chair fraîche à l’innocence apparente bienvenue. Avec sa gueule d’ange et son enthousiasme, il est l’outil idéal pour concevoir des films qui plaisent aux clientes libidineuses. Autour de lui, ses amies, sa copine, sa famille expriment sans ménagement leur rejet et cherchent à lui imposer leurs points de vue. Au boulot, sa réalisatrice et ses partenaires veulent mettre son profil séduisant à profit. Bref, malgré sa candeur et son envie d’en être, il se fait exploiter et personne ne comprend pourquoi et comment il peut l’accepter sans manifester le moindre mécontentement. Le discours d’Ovidie, lui, est en revanche très clair. Grâce à ce procédé d’inversion, il saute même à la gueule. Car si les premiers épisodes laissent planer un trouble (un jeune Apollon, pourquoi pas ? Une productrice, why not ?), l’évidence du geste s’impose rapidement et rend certaines situations au mieux drôles et incongrues, au pire véritablement malaisantes. La partenaire blasée qui peut se permettre de boire une bière avec une culotte de cheval parce que ce n’est pas les femmes qu’on regarde dans ces films-là, ça fait rire. Assister à une relation toxique entre une prof trentenaire possessive et un jeune minet tout juste sorti du lycée, ça interroge. Mais voir un jeune acteur porno être obligé de danser dans un peep-show pour des femmes d’âge mûr qui le dévorent du regard avec complaisance, juste parce que les tournages (et ses sources de revenus) sont à l’arrêt, c’est très gênant. Et ce malaise inattendu fait mouche, justement parce que la situation inverse est considérée comme acceptable, voire normale. Pourquoi est-il si inconfortable d’observer un très jeune homme se déhancher pour le plaisir de femmes quinquagénaires ? Alors que l’on peut voir des filles se trémousser les fesses à l’air dans mille films ou séries sans s’en émouvoir ? Comment se fait-il que notre regard soit toujours aussi biaisé en 2022 ? La grande force du projet d’Ovidie est bel et bien de mettre le doigt sur ces inégalités fondamentales, un système « deux poids deux mesures » perturbant qui pousse le spectateur à réévaluer sa propre position sur le traitement du corps masculin et du corps féminin et ce qu’on les autorise à faire. Un questionnement en perpétuel réajustement, que l’on s’étonne parfois de retrouver sous des formes inattendues (le récent débat sur le selfie nu de Cole Sprouse sur Instagram est là pour en témoigner) et qui paraît aujourd’hui encore bien nécessaire. La série d’Ovidie tombe donc à point nommé. Il est alors d’autant plus dommage qu’elle peine autant à convaincre sur le plan créatif. Il n’y a plus à prouver qu’Ovidie et Des gens bien ordinaires en ont dans la caboche et que le projet est motivé par un puissant élan intellectuel. L’envie d’explorer un déséquilibre, pas uniquement lié au monde du X mais ancré dans toute notre société, est bel et bien sensible. Mais il manque au projet de la réalisatrice un élément essentiel à toute création : une âme. Le nouveau programme de Canal+ peine à exister autrement que par son concept et ne parvient à nous livrer qu’une salve d’épisodes qui, in fine, ne raconte rien de plus que ce qui est condensé dans son pitch. La faute sans doute à un énorme manque de moyens qui mine le scénario et la réalisation. Des gens bien ordinaires a les allures d’un cri du cœur fauché, sans en avoir la passion ou le sens de la démerde. En résulte huit épisodes linéaires, sans vrais débuts ni fins, sans rebondissements ni vraie progression dramatique, qui pourraient à eux-seuls relancer le débat : un programme d’1h45 découpé (un peu arbitrairement ) en huit pastilles est-il vraiment une série ? Peut-on créer une bonne série quand on n’en connaît pas les enjeux, les structures, les codes ? Ovidie a des choses à dire, c’est incontestable, mais peut-être pas les bons outils à sa disposition. Il en sort une œuvre télévisuelle assez creuse, aux allures de film étudiant sans le sou, à la fois naturaliste et artificiel, heureusement rehaussée par quelques moments incongrus, souvent liés au personnage d’Andrée. Le cœur sur la main mais pas la langue dans sa poche, elle accompagne les meilleurs moments de la série et a le mérite de mettre Sophie-Marie Larrouy en pleine lumière. Déjà remarquée dans Cheyenne & Lola (où elle était éclipsée par Veerle Baetens et Charlotte Lebon), la comédienne brille ici en habituée des plateaux de films X, sans permettre à Des gens bien ordinaires de s’incarner véritablement. Le programme nous avait alléché par son militantisme, sa bande-annonce, son esthétique rétro et sa promesse d’aborder les coulisses d’un monde décrié mais pourtant méconnu. Mais s’il a indéniablement la tête bien pleine, il n’a malheureusement pas les épaules pour la porter.
Créée par Ovidie. Avec Jérémy Gillet, Sophie-Marie Larrouy, Arthur Dupont, Romane Bohringer, Agathe Bonitzer. France. 8 Épisodes x 14 Minutes. Genre : Drame. Sur Canal+ et disponible sur MyCanal depuis le 6 juin 2022.
Crédits Photo : © Canal+.