Cocktail Molotov : à l’ombre de l’Histoire
A l’occasion de la ressortie de Cocktail Molotov en salles, et pour sa première parution en DVD, attardons-nous non pas sur la célébration de mai 68, mais sur ses protagonistes ordinaires. Ceux qui n’étaient pas sur les barricades, mais en rêvaient. Une nostalgie pour les actes manqués qui imprègne le cinéma faussement léger de Diane Kurys. L’incite, sans cesse, à réinventer l’esprit d’une époque.
Cocktail Molotov n’est pas un film sur mai 68. C’est l’histoire de ses coulisses. Anne est amoureuse de Frédéric. Elle bourgeoise, lui issu d’un milieu populaire. La lutte des classes se fait déjà sentir, en sous-texte. Mais, à 18 ans, la légèreté prime sur les conventions. Pour échapper au regard désapprobateur des parents de Anne, les adolescents envisagent de s’enfuir pour les kibboutz et atterrissent finalement à Venise. Accompagnés de leur ami Bruno, interprété par le jeune François Cluzet, ils parcourent l’Italie et la France en stop. Un road-movie à contre-sens, loin des barricades. Et c’est tout le talent de Diane Kurys de restituer le climat d’une époque en s’attardant non sur les causes politiques d’un basculement sociétal, mais sur son retentissement. Sur le quotidien de ceux qui l’éprouvent, le vivent.
Des histoires de famille
On a souvent assimilé les réalisations de Kurys à des « films générationnels ». Mais ce sont avant tout des récits autobiographiques. À l’origine de chaque intrigue, on imagine une photographie tirée d’un album de famille. Cocktail Molotov ressemble à ces clichés de vacances, pris à l’appareil jetable. Diabolo Menthe (1977), son premier long métrage, est une photo de classe. Celle d’une petite fille, déjà baptisée Anne, les cheveux nattés et les souliers lustrés, qui cache, “ses rêves et ses secrets dans des classeurs de lycée”, d’après la chanson éponyme d’Yves Simon. Nous sommes en 1963, à l’époque où la cinéaste s’installe à Paris, suite au divorce de ses parents. Cette histoire familiale, qui sert de fil rouge à l’ensemble de sa filmographie, aboutit à Pour Une femme, réalisé en 2013. Anne, la trentaine au début des années 1980, se plonge dans les souvenirs laissés par sa mère décédée pour écrire un film. Anne-Kurys y évoque le quotidien de ses parents, des immigrés russes rescapés du camp d’internement de Rivesaltes, dans le Lyon de l’Après-guerre. Une photographie, encore. Celle d’un inconnu qui invite à recomposer avec les images manquantes.
Si le cinéma de Kurys est « générationnel », il l’est avec nostalgie. On s’étonne puis on se laisse séduire par un léger sentiment d’anachronisme. En assumant la part romanesque de l’autofiction, la cinéaste distille dans ses films un léger décalage, presque une maladresse. Cocktail Molotov, du fait de son esthétique si proche de Diabolo Menthe, a la couleur, le goût, de l’avant 68. Il en raconte pourtant la fin quand les personnages, déçus, prennent conscience que leur voyage leur a fait manquer l’essentiel des manifestations. Chaque film de Kurys condense ainsi l’avant et l’après d’une époque. Et nous confronte finalement à son absence, l’impossibilité de renouer avec le temps perdu.
“Faire comme si c’était vrai”
Une fausse légèreté, oui. Diabolo Menthe, acclamé à sa sortie pour sa fraîcheur, est une friandise douce-amère. Le monologue d’une collégienne racontant à sa classe la tuerie de Charonne, qui fit neuf morts en 1962, opère un changement de registre radical. Derrière l’insouciance, les traumas de la guerre sont latents. Mais la jeunesse n’en est pas moins revancharde. Quand Kurys flirte avec le pathos, c’est pour mieux le conjurer. L’enterrement du père, dans Pour Une femme, à grand renfort des Chœurs de l’Armée rouge, est suivi d’une scène où Anne éteint le tourne-disque : « On peut peut-être arrêter avec cette musique maintenant ? ». Car cette obsession pour la reconstitution du passé est avant tout abordée comme un jeu. Dans Cocktail Molotov, les événements sont toujours montrés de biais : les seules barricades visibles à l’écran sont celles construites par des enfants qui s’inventent révolutionnaires.
Le cinéma de Kurys recompose le passé comme les gosses jouent avec l’histoire. Avec enthousiasme et malice. « The suspension of disbelief », disent joliment les Anglais : on accepte de « faire comme si » c’était vrai. Car, enfin, cette nostalgie se donne pour ce qu’elle est. On est loin des films vintage qui nous dégoûteraient des madeleines. Sans prétention, avec une mise en scène dépouillée, Diane Kurys nous conte les récits quotidiens, le sien, le nôtre, ceux des gens ordinaires, à l’ombre de la grande Histoire.
Cocktail Molotov. Ecrit et réalisé par Diane Kurys. Avec Elise Caron, François Cluzet, Philippe Lebas. Drame. France. 1980. 1h32. Distributeur : Agence méditerranéenne de location de films. Ressortie au cinéma et en DVD par Maladivia : 20 juin 2018.