Cannes #3 I Youth : La jeunesse emmerde le front patronal (et c’est bien tout ce qu’elle peut faire)
A Zhili, à 150 kilomètres de Shanghai, Wang Bing filme pendant cinq années le quotidien de jeunes gens âgés d’à peine 20 ans. Tel est le programme que nous propose le réalisateur chinois durant les trois heures et quelques que durent ce documentaire. On y voit plusieurs entrepôts de fabrication textile, des lieux de labeur sans fenêtres dans lesquels les très jeunes adultes fabriquent des vêtements à un rythme vertigineux. La notion d’aliénation est renforcée par la présence sur place de dortoirs. Au numéro 76 de la bien mal-nommée rue du Bonheur, comme au numéro 110 et dans des milliers d’autres ateliers similaires, on travaille, on vit, on dort et on recommence. Tout cela en ne voyant que rarement la lumière du jour.
Malgré tout, la bonne idée du cinéaste a été de ne pas ajouter de malheur au malheur. Ici, point de misérabilisme, les situations sont suffisamment éloquentes. Il règne pourtant une forme de gaieté dans ces salles jonchées de chutes de tissus que l’on enjambe pour aller d’un point à un autre. Le volume de la musique concurrence le bruit assourdissant des machines à coudre, eux-mêmes perdus dans les échanges souvent amusés des employés. Les heures passées à répéter les mêmes gestes sont autant d’occasions propices à la rigolade ou au flirt. On se cherche, se taquine, se charrie, on s’envoie balader aussi. Mais cette apparente légèreté cache mal une agressivité latente, visible même dans les rapports de séduction. Comme si ces jeunes ne savaient pas comment faire pour être tendres dans un monde chargé d’une telle violence sociale. Une situation intense qui peut également se transformer en un déchaînement de violence physique quand fuse un geste ou un mot en trop.
On est à fleur de peau, donc. On le serait au moins car la paie est faible, les conditions dégradantes et les exigences de rendement, très élevées. Une employée indique qu’elle n’a pas à se plaindre, elle qui gagne 10 000 yuan par mois, soit 1300 euros. Pour arriver à une paie convenable comme celle-ci, certains n’hésitent pas à adopter une cadence infernale, si bien qu’on croit parfois voir un plan accéléré tant leurs gestes robotisés sont rapides. On assiste également à beaucoup de scènes filmées durant le temps libre de ces jeunes travailleurs, souvent situé dans leurs dortoirs. Quand ils ne se détendent pas simplement sur leur lit, hagards face au téléphone, ils font des siestes ou des batailles de gâteaux à la crème. D’autres encore, évoquent sans beaucoup plus d’états d’âme la possibilité de se marier, soit pour sauver les meubles après qu’un enfant a été mis en route, soit parce qu’après tout, pourquoi pas. Des rapports de classe internes surgissent alors, lorsqu’une famille pauvre refuse l’alliance avec une famille, encore plus pauvre.
Du côté des plus âgés, on s’organise pour faire valoir ses droits et demander une augmentation de salaire. Face à l’inflexibilité des patrons qui peinent à ajouter quelques centimes à chaque pièce assemblée, la masse salariale n’a parfois d’autre choix que d’aller chercher ce surplus ailleurs. Certains partent alors travailler dans une usine voisine pour gagner un peu plus, sans garantie de trouver de meilleures conditions de travail.
Pendant plus de 3 heures et avec une grande habileté, Wang Bing nous donne à observer une certaine jeunesse, car c’est bien de cela dont s’agit ici, plus que des conditions de travail aliénantes des usines chinoises. Une jeunesse vivante, rieuse et pas forcément résignée, mais pour combien de temps ? Voilà la question que semble poser le film dont le titre original est Spring, le printemps. On ne sait pas quel changement augure ce printemps-là mais il paraît peu probable qu’il lance une révolution.
Réalisé par Wang Bing.Produit par Gladys Glover. Durée : 3h32. Genre : Documentaire. En compétition pour le Festival de Cannes 2023.
Crédit Photo : © 2023, Unifrance.