Berlinale #2 : Intime expérience
En commençant ce journal, je me demandais quelle forme je voulais lui donner, quel ton adopter, mais surtout que vous raconter exactement de la Berlinale. Je craignais les lieux communs, les redites, la fausse suffisance comme la fausse pudeur. J’avais peur de me laisser parasiter (voir Berlinale #1). Je redoutais de sombrer dans de vieux réflexes, dans des facilités d’écriture, de vous proposer à mon corps et mon cœur défendant une pensée en boîte que j’aurais juste réussi à maquiller de quelques effets pour lui donner un vernis différent, un ton faussement décalé, une irrévérence de façade. Hier je n’ai pas réussi à écrire car toutes ces questions se mélangeaient dans ma tête dans un brouillard de contraintes que je m’imposais à moi-même (histoire de ma vie ^^). Alors, comment sortir des cases, faire un pas de côté et explorer de nouveaux terrains d’écriture au bout de onze ans de pratique, après avoir exploré tant d’exercices d’écriture différents ? Où puiser l’énergie, que dire, comment être à la hauteur du temps que vous m’accordez en me lisant dans un monde où le temps nous échappe et nous manque si souvent ? Comment arrêter aussi de me cacher alors que tout ce que j’ai écrit sur des films et des séries au fil de cette décennie me raconte déjà entre les lignes ?
Les mots qui sauvent
Couvrir aujourd’hui la Berlinale me rappelle que Les Ecrans Terribles sont nés à la veille d’une autre grand-messe festivalière : Cannes. J’ai l’impression que c’était hier, mais dix mois nous séparent déjà de ce moment. L’idée même des Ecrans Terribles, lorsque nous lancions le site avec Fairouz M’Silti et Gauthier Moindrot, était de penser cet espace comme un laboratoire d’écriture et un espace de liberté. Si j’appelais souvent nos rédacteurs à s’emparer de cette liberté, je n’avais pas le temps de l’éprouver moi-même. J’étais plongée dans les questions pratiques liées à la naissance du média, tout en étant submergée par une activité salariée de professeure de français remplaçante, passionnante, « empowering » mais épuisante. Le métier de prof en lycée, que je découvrais cette année-là, me laissait peu de temps d’esprit disponible – et de temps tout court – pour autre chose. Même si je trouvais le temps, je ne sais comment, pour voir plus de 600 courts métrages en deux mois pour La Semaine de la critique afin d’aboutir avec le comité court à une programmation de 10 films pour le Festival de Cannes.
Comment ai-je survécu à ces mois-là ? La question me frappe de plein fouet, assise dans le Berlinale Palast, baignée dans la fiction qui me ramène sans cesse à mon réel. Les souvenirs de ma vie il y an me semblent fous. Je sais que je suis parvenue à traverser cette épopée à grâce à la qualité de mon entourage personnel et professionnel, grâce à l’amour sans concession que l’on m’a porté. Si j’ai tenu pendant cette période, c’est aussi grâce aux mots, aux textes : ceux que j’étudiais et redécouvrais avec mes élèves, mais surtout ceux que ma cousine collait sur ma porte d’entrée et disséminait chaque jour dans mon appartement. Elle qui savait mon amour de la littérature et de la poésie, elle qui partageait cet amour, avait ainsi trouvé la solution pour me permettre de puiser en moi des ressources insoupçonnées. L’art sauvera le monde… A défaut, il peut nous sauver un par un.
« Et je te donnais mon cœur à manger, une vraie nourriture, comme un fruit où les dents restent enfoncés » (L’Echange, Paul Claudel)
Depuis septembre, j’ai mis en pause mon activité de prof remplaçante qui aura payé le loyer mais aussi nourri mon âme au-delà de mes espérances. Pour autant, après de nombreuses années de sur-régime à jongler entre divers jobs alimentaires et une activité bénévole pour des médias associatifs, la fatigue ne m’a pas permis tout de suite de revenir à l’écriture. Car il s’agissait bien de faire à nouveau de la placer pour cette activité créative et réflexive. Mais c’est la difficulté à réinventer des façons d’écrire en se déshabillant des oripeaux du passé qui habite ce journal. Une difficulté que beaucoup de ceux qui écrivent connaissent, partagent à un moment de leur parcours, une difficulté auxquelle nous trouvons tous des solutions différentes. Pour ma part, près avoir si longtemps couru à côté d’un train en marche, il me fallait trébucher puis m’étaler de tout mon long pour fermer un chapitre de mon existence dont la conclusion s’éternisait. C’est ce que je suis en train de faire en ce moment : me laisser tomber.
Dans cette douloureuse entreprise de lâcher-prise, je vous invite donc à m’accompagner et à poser délicatement votre regard sur ce journal à cœur ouvert, qui ne sera pas un journal de bord essaimé de min-critiques ciné, mais un journal intime de mon expérience de ce festival. Une expérience sensorielle, émotionnelle, physique provoquée par les films qui vont résonner en moi par leur multitude et leur confrontation. J’espère que vous trouverez dans les papiers à venir un petit quelque chose de l‘humanité que nous mettons tous, avec les membres des Ecrans Terribles, dans le développement de ce site. En tout cas, c’est la mienne que je souhaite vous offrir. Car cela fait trop longtemps que je me bats pour des projets indépendants, alternatifs (dans le secteur de la presse mais pas simplement), sans jamais dévoiler publiquement tout ce que cette passion remue en moi. Ma parole n’engagera que moi. Elle n’aura rien d’exemplaire, elle ne fera pas foi. Elle aura pourtant le mérite de raconter ce qui reste habituellement en coulisses.
Das ist Berlin
Qu’en est-il alors de l’expérience de ce vendredi 8 février 2019 ? J’y vis ma première journée complète de Berlinale, un festival auquel j’assiste pour la première fois après m’être familiarisée ces dernières années avec Cannes et Venise comme avec d’autres festivals moins exposés au niveau international. Cette Berlinale a quelque chose de particulier car Berlin tient une place essentielle dans le tournant que je suis en train d’effectuer dans mon existence. Se sentir à la maison est une force, mais cela brouille aussi les cartes. Le privé et le professionnel sont indissociables dans cette expérience festivalière. Je ne ressens pas de la même façon l’effet « bulle » hors du temps et du monde provoqué Cannes ou Venise. Pendant cette journée, la porosité privé/public que je vis ici fait soudain résonner dans mon esprit le titre de l’édito du Président de la Berlinale, Dieter Kosslick : « Le privé est politique ». Or je défends depuis longtemps l’idée que tout est politique, de nos choix de vie personnels où se jouent tant de problématiques de conditionnement social et de questions de domination aux activités professionnels que nous menons, d’autant plus lorsqu’il s’agit de projets alternatifs et indépendants. Chacun de nos actes, aussi dérisoire et anecdotique puisse-t-il nous sembler, nous engage au sens le plus fort du terme.
La question de l’engagement et de la responsabilité est ainsi au coeur des films que je découvre aujourd’hui, comme au coeur de ma réflexion sur ceux qui les ont créés. Choisir un sujet, écrire, mettre en scène, diriger des actes, monter…. et tant d’autres actes qui jalonnent la création cinématographique sont autant de choix qui engagent une réflexion aiguisée et engage une responsabilité. Car la fiction, aussi « irréelle » soit-elle, possède un caractère prescripteur qu’il ne faut pas d’oublier, que l’on crée cette fiction ou qu’on la reçoive. Durant ce vendredi, j’ai découvert Systemsprenger (System Crasher) de Nora Fingscheidt, Grâce à Dieu de François Ozon, Öndög de Wang Quan’an en compétition et Nos Défaites de Jean-Gabriel Périot en section Forum. Autant de films qui m’ont interrogée sur la matière sociale qu’ils manipulaient, sur l’engagement et l’intégrité de la démarche de leurs auteurs, sur le jeu d’équilibriste que représente la volonté de faire honneur à une réalité et sur l’inévitable jeu de sa manipulation dans lequel les cinéastes ne sont pas toujours sortis ni gagnants ni grandis aujourd’hui. Pour réfléchir sur ces films, je suis accompagnée pendant cette Berlinale de Yaële Simkovitch et Marine Legrand. Nous enregistrons chaque soir un podcast où je trouve l’occasion de pratiquer la critique cinématographique sous une forme orale. L’exercice de style est libérateur et effrayant en même temps, même s’il m’est déjà familier. Car ce qui est dit est dit, et ne peut être effacé, contrairement à chacune des lignes que je tape sur mon clavier. La forme du podcast a le grand avantage de permettre l’échange et la circulation de la parole, de développer ce qu’on ne fait généralement qu’entre deux portes en temps de festival. La contamination de la pensée d’une par l’autre, et inversement, est inévitable, mais la confrontation des points de vue, ou plutôt leur rencontre, permet aussi d’aiguiser sa pensée, de mesurer l’écart entre le ressenti immédiat à la sortie d’une projection et l’avis détaillé que l’on peut formuler quelques heures plus tard – et reformuler, aiguiser, nuancer. Pour découvrir notre démarche, je vous invite donc à écouter les critiques des films et les impressions de festival. Une autre façon de dévoiler l’intimité d’une expérience, à la fois individuelle et collective.
Photo en Une : Systemsprenger | System Crasher, de Nora Fingscheidt. Avec : Helena Zengel, Albrecht Schuch.;Section: Compétition. © kineo Film / Weydemann Bros. / Yunus Roy Imer