Agnès Varda : on se retrouvera sur la plage !
Vendredi 29 mars 2019. Je vaque à mes occupations quotidiennes. Un coup de fil vient me tirer de ma routine : « Je voulais te prévenir : Agnès Varda est morte… Je me suis dit que c’était mieux que tu l’entendes avant de le voir sur Twitter. ». Moi : « Merci. Bon, j’vais quasiment jamais sur Twitter, mais merci. Enfin c’est bizarre de dire merci pour ça, mais merci. » Réponse aussi absurde que la nouvelle…
Ca fait bizarre parce qu’effectivement, très vite, je vois partout le visage de Varda sur d’autres réseaux sociaux, ceux que je fréquente chaque jour dans une pulsion chronophage. Sa coupe au bol bicolore est partout et les messages émus se multiplient, avec une sincérité désarmante, dans une communion rare. Depuis si longtemps, la facétieuse Agnès plane sur ma vie comme sur tant d’autres. Sa disparition ne sera jamais totale. Agnès Varda est immortelle. C’est le privilège de l’Art…
Vivre pour créer, et vice versa
En février, lors de la Berlinale, le documentaire Varda par Agnès était projeté hors compétition alors que la cinéaste, accompagnée de sa fille Rosalie, venait recevoir un Ours d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Je craignais le dernier tour de piste mais je ne voulais pas y croire. Malgré la fatigue et les yeux malades, son intelligence et sa drôlerie étaient toujours bien vivaces. Agnès illuminait un festival où bien des artistes avaient des leçons à prendre d’elle. Ce film-là fut un magnifique cadeau. Il nous ramenait à l’origine de tout : le cinéma et la vie se confondaient dans leur ballet incessant grâce à la magie de la lumière qui dansait sur l’écran. Les mots de Varda comme les images de ses films, de ses expérimentations vidéo et ses installations donnaient l’envie violente de créer, de tout s’autoriser, de se débarrasser des fausses questions, de briser toutes les barrières, de terrasser ses complexes, d’exalter sa féminité, d’investir avec intensité le présent. Bref, de VIVRE.
Des discussions exaltées qui ont suivi cette projection, on trouve une trace dans le podcast enregistré le soir même lors de la Berlinale. Ces échanges m’avaient ramenée « en off » à mes propres souvenirs de Varda, à « mon » histoire avec elle. J’essayais alors de me rappeler où tout avait commencé. Sûrement ce soir impossible à dater, au début des années 1990, où je découvrais Jacquot de Nantes avec ma mère sur Arte. Un film qui a alimenté ma propre passion pour l’écriture et pour l’image, pour les appareils photo et les caméras. Un film qui m’a autorisée à croire, qui m’a permis d’avoir foi dans le 7e art au coeur d’un monde en manque cruel de spiritualité. Un souvenir de cinéma important. Une preuve de la puissance de l’amour et de l’imminence de la mort que la caméra vient braver en enregistrant à jamais la vie fuyante. Un hommage artistique et un cri du cœur intime, comme j’en avais rarement vu et comme j’en verrais rarement ensuite d’aussi beaux et justes. Replonger dans mes souvenirs de Varda, c’était aussi revenir à mon passé d’étudiante, au milieu des années 2000. A la jonction entre l’affirmation de ma propre conscience féministe (en germe depuis mon premier jour) et la plongée intense dans l’oeuvre d’une cinéaste qu’un professeur nous ferait parcourir durant plusieurs mois. Quelle chance d’avoir dévoré en si peu de temps tant de films différents qui venaient pourtant constituer une filmographie aussi hétéroclite que cohérente Une œuvre encore et toujours en mouvement, que je continuerais de suivre avec émerveillement et fascination. Agnès l’insatiable nous a interdit l’inertie.
En février, je me souvenais aussi des réflexions qui avaient été les miennes à la fac de Nanterre et qui rejaillissaient près de quinze ans plus tard, comme un écho troublant, alors que je découvrais Varda par Agnès à Berlin. « Envie de (tout) comprendre et envie de (seulement) montrer »… Sous la plume de Serge Daney, cette déclaration intervenait dans une critique acerbe de Sans Toit Ni Loi dans Libé en 1985. Ces mots me sont si souvent revenus en tête en pensant à son oeuvre dans son ensemble… Parce que la formule résume en fait la magie du cinéma de Varda, somme de contraires qu’il vient transcender. Chez elle, « l’envie de (tout) comprendre » occupe une place prépondérante. Le choix des sujets, le caractère extrêmement abouti de ses longues recherches et sa démarche auto-réflexive participent d’une volonté obsessionnelle de compréhension du monde. Varda exprime aussi une « envie de montrer », et de démontrer même, par son utilisation si singulière et personnelle des outils du cinéma. L’attention accordée aux contraintes et aux accidents du réel, les lacunes de sens, le travail sur la chronologie filmique, la vérité recherchée dans ses œuvres de fiction témoignent d’une absence de déterminisme paradoxal chez cette cinéaste, pour laquelle chaque image semble pourtant savamment calculée et pensée. Aujourd’hui, alors qu’elle n’est plus mais que ses films pourront continuer de nous accompagner jusqu’à notre dernier souffle, j’ai envie de parcourir à nouveau le chemin que j’ai un jour fait avec elle…
Lever les voiles de la honte
Agnès Varda m’apparaît d’abord comme une « cinéthnologue ». Sans doute le mot lui plairait-il ? Les populations du monde occidental ont constitué son objet d’étude favori. Ainsi elle aborde des sujets de société difficiles, voire tabous. Lorsqu’elle porte sur les écrans le personnage de Cléo en 1962, elle s’attèle à un sujet alors honteux : le cancer. Aujourd’hui, on parle de cette maladie toutes les semaines et l’on connaît tous au moins une personne touchée par un cancer. Mais au début des années soixante, on ignore tout de ce mal. On le croit très contagieux sans savoir comment il s’attrape. Dans la conscience collective, l’image de ce fléau est comparable à celle du sida au début des années 1980. Et l’ignorance génère la panique… Pour le public de 1962, Cléo de 5 à 7 est donc un film provocant, que l’on va voir en catimini, dont on parle à mi-voix pour que les enfants n’entendent rien.
Et comme rien n’arrête le tout petit bout de femme à la langue bien pendue, c’est avec curiosité et conviction qu’Agnès se fraie un passage avec sa caméra entre les militants américains pour rendre compte de l’émergence des Black Panthers dans un documentaire en 1968. Puis, en 1985, elle décide de parler haut et fort des sans-abri, des marginaux bien tapis dans l’ombre des débats politiques. Rappelons que Coluche crée Les Restos du Cœur en 1986, soit l’année suivant la sortie du film Sans toit ni loi. La cinéaste s’attache à dresser, au fil du temps, un portrait détaillé de sa société et s’intéresse aux liens qui unissent les êtres… La question du couple reste un thème central de sa filmographie. Ce fut le sujet principal de son premier long-métrage, La Pointe Courte (1954), où le dialogue opaque et stérile entre un homme et une femme est déployé sur toute la longueur du film, en alternance avec des séquences documentaires sur les habitants d’un quartier de Sète. Par l’abondance de dialogues structurés et poétiques, Varda révèle et décortique les tensions du couple avec une précision chirurgicale. La voix de ses personnages lève le voile sur un sujet commun, mais souvent jugé ineffable. Un couple, au sens dramaturgique et anthropologique, c’est ce qui s’unit et se déchire, ce n’est pas une entité stable, mais un phénomène tributaire d’une temporalité et d’une usure. Ainsi Varda nous parle de sujets familiers ou proches, mais cachés. L’air de rien, des ses débuts elle dérangeait, elle fouinait, elle remuait le sable pour qu’on ne puisse se cacher la tête dedans…
Elle dérange encore plus lorsqu’elle mettra en scène dans un drame aux chansons exaltées la complexité d’être femme, les aléas de l’accès à l’avortement, les façons de réinventer un modèle familial hors d’un cadre traditionnel dans L’Une chante, l’autre pas (1977). Plus tard, elle bouscule les conventions et les mœurs en traitant de l’amour d’une femme pour un garçon de treize ans dans Kung Fu Master (1988). Agnès est sur tous les fronts. Ce qui nous fait mal, nous fait honte, nous fait peur et nous tourmente, c’est justement à cela qu’elle choisit de s’intéresser. Ses films entretiennent toujours une relation transparente avec l’époque de leur création. Cléo de 5 à 7 évoque la guerre d’Algérie qui arrive à son terme. Les glaneurs interrogés sur les marchés comme les habitants des villages parcourus avec JR sont porteurs d’une parole qu’on n’entend alors nulle part ailleurs . Ses films généreux se font le miroir grossissant d’une société avec des défauts, des doutes, des douleurs, des éclats de joie aussi, parfois…
Gratter les couches opaques du réel
Avec Varda, le cinéma se fait chirurgie. Le travail de recherche est incontournable. Chaque projet relève du questionnement et de l’expérience. Ainsi elle pratique le documentaire sur le mode de l’enquête, recourant fréquemment à l’interview. Le dispositif d’entretien est presque toujours le même (Ulysse, Les Glaneurs et la glaneuse, Deux ans après…). L’intervenant est installé frontalement à l’axe optique, dans son cadre de vie naturel. Le lieu familier est susceptible de favoriser la confidence. Dans le même temps, la rigidité de la mise en place transforme la simple interview en un véritable tableau : peinture d’un milieu, d’un métier, d’une famille, d’une marginalité… Et Varda a recours au même type de mise en place en fiction. Ainsi, dans Sans toit ni loi, les personnes ayant rencontré Mona (Sandrine Bonnaire) pendant les dernières semaines de sa vie n’apparaissent pas seulement dans les scènes diégétiques de cette période. Ils interviennent aussi face à la caméra pour apporter leurs impressions sur cette fille égarée. Leurs témoignages interrompent l’écoulement naturel du récit, tout comme Mona a brisé le rythme litanique de leur quotidien. Ils sont alors soumis au même dispositif que les interviewés de documentaires. Par cette duplication du procédé, Varda affirme la position du cinéma en tant que medium, outil de communication utile à la compréhension des hommes et du monde.
Dans une quête de sens obsédante, la démarche documentaire se fait parfois intrusive. Varda veut « tout comprendre », donc elle relance ses interlocuteurs pour qu’ils parlent. Ainsi, dans le court métrageUlysse, elle semble forcer l’homme au prénom éponyme à se souvenir de son enfance, alors qu’il ne se rappelle rien ou ne veut pas ranimer ses souvenirs. Elle semble égoïste, impatiente et capricieuse par sa façon de questionner encore et toujours, de pousser la conversation au-delà du temps et de l’émotion que l’intervenant veut bien lui concéder. Si ce reproche d’intrusion a souvent été formulé à l’encontre de Varda, cette manière énergique et impudique de mener une interview témoigne avant tout d’une volonté inébranlable de connaissance et de compréhension, donc par là même d’échange et de complicité avec l’autre. Cet autre parfois si différent en apparence, mais si intraséquement identique. Juste humain…
Varda veut comprendre la vie et ses mécanismes, même si la confidence doit passer par un malaise nécessaire à la renaissance des souvenirs. Sa démarche relève d’un caractère entier et absolu. Si l’interview est une épreuve pour les intervenants, et même si la fiction est une épreuve pour les comédiens, le projet filmique est une épreuve psychologique et physique pour sa créatrice, de la genèse à la projection. Par son travail pointu de recherches (rencontres, documentation, repérages photographiques), elle tente d’approcher au plus près la réalité qu’elle veut dépeindre. Ainsi, bien avant de commencer Sans Toit Ni Loi, elle a rencontré des routards, des sans -abri. Elle s’est rendue dans les lieux qu’ils fréquentent : les halls de gare nocturnes, les camions où l’on donne son sang et où l’on peut surtout manger. Ainsi elle a pu s’approprier cette vérité du monde moderne, y réfléchir en connaissance de cause et la réfléchir dans son film avec fidélité et affectivité. Varda a toujours travaillé ses sujets dans le but d’atteindre une connaissance sensible, presque charnelle de la réalité. C’est pourquoi elle a marché pendant des heures sur les routes du Gard, comme Mona, pour éprouver physiquement le réel du goudron sous la semelle des chaussures. La beauté et la force de l’œuvre d’Agnès Varda résident en grande partie dans cette dévotion totale envers son film et dans cet amour de l’échange et du partage.
Révéler les autres, se confronter à soi-même
« L’envie de tout comprendre » de la cinéaste ne se résume pas à transposer les maux d’autrui pour les assimiler comme siens. Le cinéma constitue un outil de réflexion sur le monde, mais également un outil d’auto-analyse. Le film-enquête Ulysse (1982) en présente le meilleur exemple. Varda questionne son propre travail passé, à la recherche du temps perdu et du souvenir effacé, en réfléchissant au « comment » et au « pourquoi » elle a réalisé un cliché photographique en 1954. A partir de cette photo, elle questionne le phénomène aléatoire de la mémoire et l’acte mystérieux de création. Le cinéma n’est plus alors un moyen de comprendre les autres, mais de comprendre « l’autre soi » : l’artiste qui surplombe la réalité, informe le monde par sa main et son œil, le transfigure pour le donner à voir avec plus de clarté (idéalement).
Pour mener à bien une démarche auto-réflexive, « méta », Varda évolue en symbiose avec le cinéma. Si les innovations audiovisuelles lui permettent d’approcher ses sujets avec plus de discrétion et d’intimité, elles contribuent dans le même temps à enrichir son discours. Ainsi, pour Les Glaneurs et la glaneuse (2000), l’utilisation d’une caméra mini-dv, plus légère et plus petite, apporte une grande liberté à la cinéaste. Elle peut travailler seule, à son rythme, en extérieur comme dans des intérieurs exigus. Elle peut se déplacer très facilement avec le matériel essentiel, filmer sans relâche et saisir l’instant à la volée. C’est-à-dire « glaner » des images. Toujours curieuse, Varda observe et accompagne les évolutions audiovisuelles en réfléchissant à un emploi toujours pertinent et optimal d’outils à l’évolution rapide. Ainsi elle travaille en 2006 sur un projet vidéo basé sur un triptyque d’écrans, qui lui permet d’explorer avec acuité les possibilités offertes par le montage, élément syntaxique essentiel de la cinécriture, c’est-à-dire à l’articulation du discours filmique.
Sa réflexion perpétuelle sur le potentiel créateur du cinéma transparaît déjà dans Jane B. par Agnès V (1986-87). Elle y fait le portrait intimiste et surréaliste de Jane Birkin dans un docu-fiction ludique où règne la complicité entre la peintre à la caméra et son modèle. Agnès Varda en profite pour exposer sa dialectique : sa voix est présente dans le champ sonore, comme dans tous ses documentaires (et certaines de ses fictions, dont Sans Toit Ni Loi) et elle s’autorise à apparaître à l’écran. L’acte créateur ne se fait ainsi jamais oublié et son processus empirique est assumé. La cinéaste revendique sa subjectivité et sa volonté de communiquer, avec Jane comme avec nous, de façon mutine et jamais narcissique. Durant ce long entretien, Varda explique sa motivation pour ce projet et sa fascination pour Jane Birkin. Elle donne aussi une étrange définition du « portrait » qu’elle rapproche d’un masque mortuaire. À l’écran, les deux visages – Jane et le masque – se succèdent en fondu enchaîné. Loin d’une vision morbide, ce parallèle nous révèle la force pérenne de l’œuvre cinématographique : le film fixe l’image de Jane, comme le masque fixait auparavant l’image du défunt. Souvenir et mort hantent le cinéma de Varda. En faisant part de sa réflexion sur le rôle du cinéma, la cinéaste devient en filigrane le sujet de ses propres travaux, quel que soit le sujet traité, et lutte contre la certitude de sa propre fin.
Peindre en images
Pour percer les mystères du réel, Varda a recours au principe personnel de cinécriture : par une utilisation très précise de la rhétorique filmique, elle joue du pouvoir de signification de l’image. Cette démarche passe d’abord par un intérêt extrême pour la composition du cadre, qui trouve son origine dans la formation photographique et picturale de la cinéaste. Dans La Pointe Courte, les séquences consacrées au couple illustrent parfaitement ce travail d’agencement du réel par la géométrisation des plans. L’image oscille entre union et désunion des personnages, et se fait tantôt parallèle, tantôt contrapuntiste au dialogue. Elle donne corps au malaise et à l’ambivalence du couple, révèle cette difficile mais véridique confrontation de corps qui se heurtent après s’êtres tant enlacés.
Chez Varda, l’utilisation parcimonieuse des mouvements d’appareils permet de transcrire les sensations précises d’une réalité. D’où la mise en place de la « Grande Série » de douze travellings latéraux sinistres dans Sans toit ni loi. Un motif stylistique qui permet de rendre la continuité de l’avancée de Mona vers sa mort. La fluidité du travelling permet de rendre compte de la lenteur, de l’errance et de la liberté du personnage, dont les déplacements ne sont jamais asservis aux mouvements de la caméra. Notons encore la surabondance de signes dans les images de Varda, des éléments logiquement inhérents aux décors, mais porteurs de sens. Dans Sans toit ni loi, le panneau signalétique « stop à… m » peut apparaître comme une prolepse de l’issue fatale du récit, le panneau renversé « attention enfants » comme un indice sur l’enfance douloureuse d’une Mona égarée ou comme un message plus général. Le cadrage tente d’attirer notre attention sur des éléments de prime abord anodins, mais ne s’escriment pas à les surligner. Leur existence nous est montrée, mais l’interprétation de ces objets reste libre.
Certains éléments de décors, semblables à des natures mortes, sont clairement connotés : une branche épineuse souligne la douleur du viol (Sans toit ni loi), un chat crevé semble annoncer la fin définitive d’un couple (La Pointe Courte). L’observation des décors permet aussi de déceler des éléments proleptiques. Ainsi, dans Cléo de 5 à 7, la mort possible de la protagoniste est suggérée par l’apparition répétée dans le cadre du mot « deuil », inscrit sur la façade d’une vitrine (chapitre II). La caméra nous oblige en permanence à porter un regard attentif sur la réalité décrite et nous invite à la réflexion sans imposer de grille d’interprétation. Varda sait que le spectateur n’aura pas conscience de la présence de certains détails ou ne les analysera pas spontanément, mais elle considère son public comme suffisamment intelligent et averti pour se laisser embarquer dans sa quête de sens…
Respecter et accueillir ce qui nous est donné
Malgré ce travail de précision, Varda accorde paradoxalement une grande place à l’improvisation. Cela passe tout d’abord par l’emploi fréquent d’acteurs non professionnels. Même si elle leur écrit un texte, elle le fait à partir de leur parler réel, après avoir longuement discuté avec eux. Le texte de Varda n’est pas un support fixe. L’acteur non professionnel risque de s’en écarter, faute de mémoire, ou de l’écorcher. Varda ne sait pas ce qui sortira de lui au moment de la prise : agréable surprise ou déconvenue totale ? Pourtant il contribue au vérisme du récit, lui apporte un caractère documentaire et documenté. Ainsi, pour Sans toit ni loi, Varda a écrit au jour le jour et a continué ses repérages chaque matin avec son chef opérateur. Le film s’est alors construit pendant le tournage, comme si Varda marchait à côté de son personnage pendant ses semaines d’errance et découvrait Mona petit à petit. En essayant de « seulement montrer » le quotidien d’une sans-abri, elle comprend elle-même progressivement, plus profondément la complexité de cette réalité. La cinéaste, toujours à la recherche d’une vérité « à saisir », doit savoir exploiter les contingences du réel, sans être asservie par une structure trop rigide. C’est pourquoi Varda ne commence souvent à tourner qu’avec un scénario très mince, voire un synopsis. De plus, elle doit savoir s’adapter aux aléas de la fabrication du film. L’absence d’autorisation officielle a peut-être influé sur la structure binaire du récit de La Pointe Courte. L’alternance de scènes documentaires et de scènes fictionnelles n’a-t-elle pas en effet permis de morceler le tournage et de le rendre plus discret dans le paysage du quartier ? D’autre part, rappelons que c’est la minceur du budget de Cléo de 5 à 7 qui a obligé Varda à tourner en noir et blanc, même si esthétiquement ce choix de pellicule s’accorde parfaitement au thème de la maladie.
Les aléas du réel influent sur sa monstration. La force créatrice et calculatrice de la cinéaste, qui aime manipuler l’espace et composer avec une extrême précision ses images, doit savoir se plier à la force de la réalité. Mais, même si elle avoue son impuissance, Varda sait utiliser à son avantage les accidents du réel. Ce principe de soustraction (au niveau des budgets, de la distribution…) imposé par la conjoncture, Varda se l’impose aussi parfois dans son travail esthétique. Ainsi elle choisira de montrer à l’image uniquement les éléments essentiels à la compréhension, en travaillant sur le mode de l’épure plastique, sans sensiblerie. Mona, seule au bord d’un champ vide, frappant un bout de pain dur contre un poteau, suffit à signifier la faim, le froid et la détresse dans Sans toit ni loi. Un simple geste vrai…
Soustraire sans taire ou faire des mystères
L’épure est un motif majeur du cinéma d’Agnès Varda. Si elle aime inclure des signes connotés dans l’image, la cinéaste a conscience du caractère secondaire et parfois vain de ce travail. L’essentiel réside dans la pérennité de l’objet cinématographique. De ce fait, le film ne doit pas exister uniquement dans l’instant de sa projection, mais évoluer grâce à la réflexion a posteriori du spectateur. Le film doit être suffisamment ouvert pour pouvoir servir de déclencheur. Cela explique certaines lacunes d’explications sur les personnages. Ainsi, dans Le Bonheur (1964), Varda n’explique pas les causes de la mort de l’épouse. Dans les entretiens à propos du film, elle dit toujours les ignorer elle-même, douter d’une vérité. Libre à chacun de s’approprier ce récit et de construire sa propre vérité. Le film, objet évolutif, vit et devient porteur de sens par sa médiation, par le regard du spectateur. La signification attribuée par le spectateur importe d’ailleurs peu à la cinéaste. L’essentiel est de s’intéresser au problème soulevé et d’engager une réflexion : « je ne veux pas montrer », dit-elle, « mais donner l’envie de voir »1.
Ainsi, dans Sans toit ni loi, on ignore tout du passé de Mona. Le personnage existe ici et maintenant. Si, en interview, Varda donne des pistes possibles, elle dit ne pas en avoir choisi une. « Je me suis voulue un auteur ne pouvant pas complètement avoir accès à son personnage », explique-t-elle, « le spectateur en vient à se demander lui aussi : tiens, il y a Mona qui passe sur l’écran, qu’est-ce que ça me fait ? »2. La détermination du personnage et sa psychologisation hâtive le réduiraient à une image stéréotypée et sûrement faussée par d’inévitables lieux communs. Le personnage au présent acquiert une liberté d’action, qui autorise le spectateur à réflchir et à s’émouvoir. Notons également l’absence de regard moralisateur. Les « héros » peuvent être porteurs d’une image a priori négative : Mona est sale, désagréable, puante (dans tous les sens du terme), François est infidèle avec naturel et contentement, trop égoïstement heureux pour ne pas susciter l’agacement (Le Bonheur). Mais le style documentaire de l’image n’induit jamais de jugement implicite sur les personnages. Varda « n’aime pas les symboles »3. Elle veut nous les montrer « simplement ». Cette simplicité, outre la liberté qu’elle apporte au spectateur, participe à l’étrangeté et à de l’inaccessibilité de personnages parfois trop libres pour qu’on puisse s’identifier à eux. Ainsi Varda, reine des paradoxes, crée le mystère sans faire de mystère !
Agnès Varda n’a cessé de composer des mondes, de décomposer le monde, de recomposer pour tout le monde. Elle nous a offert tant de moments de cinéma, elle a exploré tant de territoires, de la fiction au documentaire, de l’argentique au numérique, des écrans aux expos… Son amour du cinéma et sa curiosité insatiable pour tous les arts semblaient nous dire quelque chose de son appétit pour la vie. Alors on la croyait infatigable. Il faut dire qu’elle a fait rimer comme peu d’autres y sont parvenus cinéma et politique, avec légèreté et malice, avec endurance et passion, donnant si souvent une voix à ceux qui n’en avaient pas, mettant au centre de l’image ce qui restait toujours hors cadre. Que de leçons… La petite dame de la rue Daguerre nous laisse orphelins, mais pas démunis. Rares sont les cinéastes qui nous donnent autant l’impression de nous aimer. A nous désormais d’être tous à la hauteur de son héritage…
1 « Sans toit ni loi, un film d’Agnès Varda », L’Avant-Scène Cinéma, nov. 2003, n°526, p.16.
2 René Prédal, Sans toit ni loi d’Agnès Varda, Clefs Concours Cinéma, Atlande, 2003, p.46.
3 « Sans toit ni loi, un film d’Agnès Varda », L’Avant-Scène Cinéma, nov. 2003, n°526, p.9.