Adrien Van Noort : « De quoi j’ai envie qu’on me parle et de quoi j’ai envie de parler ? »
Le confinement nous a privés de toutes nos lumières, du soleil aux projecteurs de cinéma qui se sont éteints pendant 6 mois. J’ai eu la chance de pouvoir faire quelques excursions en salles. Trois pour être précis. Je le sais grâce au décompte total de tickets que j’ai extraits d’une petite boîte métallique. J’aurais aimé vous dire que ces trois séances ont été une bouffée d’air frais dans ces conditions asphyxiantes mais j’étais bien trop préoccupé à scruter les spectateurs démasqués. Autant d’attention ôtée à l’escapade religieuse de Daniel (Boże Ciało) dans La Communion de Jan Komasa que j’ai vu à la fin du mois de juin. Je garde pourtant en mémoire les cernes d’un garçon piégé par son passé avant même d’avoir atteint l’âge adulte, les secrets des petites bourgades qui cassent du sucre sur la mémoire collective, le tout empêchant un village traumatisé de faire son deuil d’un terrible accident.
Un peu plus tard, fin Août : Tenet de Christopher Nolan. L’UGC Normandie était rempli au cinquième et la salle est suffisamment large pour espérer qu’aucune toux ne m’atteigne. Cette fois-ci, rien ne pouvait m’empêcher de profiter du film sauveur des exploitants de salles françaises. Rien ! Pas même le souffle chaud de la petite famille sans masque, décidée à s’asseoir derrière moi. Paré pour toutes les séquences en montage alterné, les photographies bleu grisâtre et les points d’intrigues volontairement ambigus. Petite déception. La réalisation brouillonne du film n’arrive pas à sauver les quelques exploits qui en émergent. Je suis reparti bredouille avec un peu de tendresse pour le couple Robert Pattinson et John David Washington. Promesse non tenue donc, même pour les exploitants qui n’ont pas assisté à la hausse de fréquentation qu’on leur avait promise. L’accent russe du britannique Kenneth Branagh ou le traitement misogyne d’Elizabeth Debicki n’ont servi de corde de rappel aux salles enfouies dans le gouffre des mesures tardives de l’État. L’obscurité règne.
Il ne me reste plus qu’une séance, un revisionnage de La Marque du tueur de Seijun Suzuki en mois de septembre, un polar japonais des années 60 dans lequel deux protagonistes se disputent la première place d’un classement des meilleurs tueurs à gage. Un film toujours surprenant au rythme irrégulier et aux séquences finales épuisantes pour ses protagonistes comme pour ses spectateurs. Mais on s’accroche, notamment grâce à des petites séquences gaguesques et un propos métaphysique sur la place d’un artiste dans une industrie ultra compétitive. Une séance aussi riche qu’éprouvante, entassé dans une petite salle de cinéma dans le quartier Latin près de la Sorbonne. La culture à toute épreuve. Je pensais naïvement que les petites salles seraient épargnées des foules compactes. Je voulais sortir mais je n’étais pas seul et mon appréhension à être contaminé a produit autant de dommages psychologiques que l’absence de séances en salle.
J’ai parfois des problèmes de concentration, donc devoir me retrouver seul dans un appartement avec un petit écran et un bon millier de distractions est une tannée. Avant d’emménager dans la proche banlieue puis Paris, j’avais pris l’habitude de regarder des films sur un écran d’ordinateur 19 pouces avec inattention. Les cinémas, sans être hors de portée, étaient trop loin, trop chers. A mon arrivée dans la capitale, j’ai changé radicalement mon rapport aux images, j’ai décroché des petits écrans pour me lover dans les sièges confort et peu coûteux du MK2 Bibliothèque. Mon regard a été absorbé par la toile. En parallèle j’apprends à regarder des films dans mon appartement, accompagné d’un ami ou d’un colocataire. Jamais seul. La fermeture des salles c’est l’abandon d’un espace protégé de toute distraction, un monde sans point de fuite, sans foule, un retour au cinéma solitaire. En l’espace de deux ans j’avais renversé mon organisation et en un confinement voilà que j’étais de nouveau chamboulé, en perte de repère. Impossible de se concentrer sur des longs-métrages. Encéphalogramme plat pendant plusieurs mois.
Finalement, peu à peu, j’ai repris des séries, des films, dans une perspective plus intimiste. Cette crise a érigé en sauveur les services SVOD et VOD, distillant par petites gouttes un antidote à l’ennui culturel. La question de la légitimité des plateformes qui faisait rage quelques semaines avant l’arrivée de l’épidémie a été évacuée d’un revers de main par le défilé d’œuvres passionnantes. Le chaotique Uncut Gems des frères Benny et Josh Safdie porté par le trop mésestimé Adam Sandler m’a rappelé comme j’aime les bruits dissonants, les personnages qui agissent en déblatérant des inepties et les commerciaux trop sûrs d’eux poussés à la tragédie. Plus didactique et marxiste, La Plateforme de Galder Gaztelu-Urrutia avec sa structure de conte science-fiction avait de quoi inquiéter. Il est tout juste rattrapé par la sincérité presque candide de la fin, aboutissant sur un appel à la révolte citoyenne plutôt qu’à l’éternelle fin malheureuse qui plaît tant au genre. Enfin Les Sept de Chicago d’Aaron Sorkin et son esthétisation nécessaire des manifestations au moment où les Républicains américains et leurs clones européens dénoncent les débordements de “l’ultragauche” de façon implacable. La structure du scénario en procès permet de pousser à bout les rhétoriques fascisantes en montrant l’asymétrie du système judiciaire prête à condamner des manifestants tout en excusant les violences policières. Elles sont imperméables à toutes condamnations alors même qu’elles sont au cœur des débordements. Un pamphlet qui m’a réchauffé le cœur d’un cocktail Molotov.
La SVOD a servi en buffet à volonté. J’aurais dû être ravi, mais cette profusion d’œuvres, quelle angoisse pour quelqu’un de complétiste comme je le suis ! En plus d’avoir du mal à organiser mon temps face aux traditionnels 14 films par semaine en salles, je dois maintenant trier en amont les films et séries, faire une pré-sélection avant d’entamer une session de visionnage.
J’ai dû me résoudre à faire des choix éditoriaux, à me poser des questions que j’avais enfouies sous le tapis quelques années avant : de quoi j’ai envie qu’on me parle et de quoi j’ai envie de parler ? Cette année fut chargée politiquement, les élections américaines, le meurtre de Georges Floyd par des policiers avec de fortes répercussions politiques le tout en plein milieu d’une gestion épidémique compliquée. J’ai donc repris le visionnage de séries HBO, politiques et cyniques comme Veep crée par Armando Iannucci, Euphoria de Sam Levinson et Lovecraft Country de Misha Green et Jordan Peele, parfaites pour comprendre les enjeux électoraux et les tiraillements entre deux Amériques à l’intérieur des États-Unis. En bref, de l’horreur, de la politique et des banlieues bourgeoises, les trois semblent inextricables.
Le confinement a, de fait, réduit drastiquement ma consommation de films. J’ai compensé avec une découverte de deux univers audiovisuels d’une richesse inestimable : les Tik Toks et Instagrams humoristiques. Ils apportent une nouvelle façon de fabriquer de l’humour visuel en empruntant aux films des premiers temps et en épuisant la répétition d’un gimmick sous toutes ses formes en plus d’avoir très souvent une liberté politique inédite. La précision des sujets et les niveaux de réflexion politique méritent le respect au point que je me suis laissé vagabonder dans un monde où ces pastilles seraient diffusées avant chaque long-métrage dans une salle de cinéma.
Cette année, à ma grande surprise, j’ai parfois volontairement éteint la lumière. Je me suis plongé dans le noir, éclairé par des faisceaux d’ordinateur portable pour glisser dans le monde des contes horrifiques d’internet. De l’ensemble des vidéastes dont j’ai pu voir le travail, celui de Feldup m’a paru le plus pertinent. Sur sa chaine YouTube il collecte des morceaux de terreur issus des quatres coins de la toile : vidéos, musiques et témoignages écrits. Feldup désosse en cherchant l’origine de ces légendes urbaines souvent appelées creepypasta pour “copier-coller effrayant”. Une partie de son travail c’est de démêler le vrai du faux de ses histoires. Un dispositif simple mais efficace qui m’a provoqué des frissons tout au long de l’année. C’est ce dont j’avais besoin en 2020, être rassuré après avoir été terrifié. Une bougie dans une pièce mate et sombre…
Photo en Une : Les 7 de Chicago © NIKO TAVERNISE/NETFLIX