« Yves » de Benoît Forgeard : Comment s’astiquer le frigo en dix leçons
Le nouveau film de Benoît Forgeard, cinéaste et passeur de cinéphilie abstraite estampillée intello-arty, est un triangle amoureux entre un homme, son frigo et Dora Tillier. Si on salue l’originalité et l’acuité de certaines idées, on est consterné par tant d’esbroufe, le résultat étant du niveau d’un mauvais clip de rap, la prétention en plus.
Jerem vit dans le pavillon de banlieue hérité de sa grand-mère et passe ses journées à peaufiner son titre “Rien à branler”. En effet Jerem est un rappeur du genre désengagé et, à 28 ans, il vit comme un adolescent attardé, hargneux et solitaire. Partisan du moindre effort de haut niveau, il s’inscrit dans un programme de test de frigos connectés destinés à rendre leurs usagers meilleurs. L’objectif du jeune homme est bassement prosaïque : la nourriture est offerte. Mais le frigo de Jerem, prénommé Yves, n’est pas un appareil électroménager ordinaire. Le bac à glaçons du futur se révèle être un ultra-perfectionniste en mal de stimulation et il va prendre le pas sur la vie de son maître au point de réécrire “Rien à branler” et propulser Jerem au rang de star. Evidemment il y a une fille au milieu de tout ça, et Jerem et son frigo vont se déchirer pour les beaux yeux, placides et dociles, de Dora Tillier, tandis que le rappeur solitaire réalise que les sentiments amoureux le rendent impotent (pas de bol).
“Gênance et tristitude”
“Promets-moi que ce ne sera pas gênant”, cette supplique est destinée à Yves avant qu’il ne se prête à une ultime battle de rap pour régler ses comptes avec Jerem. Malheureusement on passe le mur du son de la gêne, pour atteindre un point de non-retour intersidéral de gênance, face au désolant spectacle de Jerem qui slame et claque un préservatif usagé sur la carrosserie de Yves. S’ajoute à ça des personnages féminins creux et idiots, quand ils ne sont pas à poil et en gros plan (un plan d’arrachage de culotte à l’effigie de William Lebghil dévoilant une vulve épilée en ticket de métro restera à jamais dans les annales de la vulgarité). Les personnages masculins ne sont pas en reste : tout aussi idiots, mais également égoïstes, immatures, caractériels, et surtout inintéressants. Certes c’est cohérent puisque Jerem porte haut l’étendard du mec irresponsable et spectaculairement médiocre avec son hymne “Rien à branler”.
Mais Forgeard semble penser qu’un tel personnage génère une identification et une sympathie tacites et universelles. Erreur fatale. Enfin l’intrigue est azimutée, invraisemblable et paresseuse. En bref, le réalisateur dandy se repose sur ses quelques fulgurances et sur sa virtuosité visuelle certaine pour pondre une oeuvre qui se regarde tellement faire et s’écoute tellement parler qu’elle finit par manquer de recul sur elle-même. Un paradoxe d’une grande souplesse qui restera la plus belle prouesse du film. Tristitude.
Forgeard affirme être Yves, un être extra-rationnel qui surnalyse le moindre pet de mouche. On craint que cette tendance à l’hyper intellectualisation ne conduise à considérer que tout ce qui émane de son propre système de pensée est forcément inestimable et singulier. Pourtant, comme évoqué plus haut, on retrouve dans le film un travers très commun, celui de présenter le point de vue d’un ado attardé insupportable et égotique comme étant un point de vue susceptible de toucher le plus grand nombre. Mais il n’est malheureusement pas donné à tout le monde d’entrer en empathie avec ce Jerem dont les préoccupations sur la technologie semblent être surtout liées à la crainte de devenir “commercial”. De son propre aveu Jerem pourrait très bien écrire des bouses efficaces au Vocoder (Forgeard parle de “rap à chicha”), seulement il prétend ne pas en avoir envie. Cela n’aurait rien à voir avec sa lâcheté ou sa paresse congénitales, non non c’est bien une question d’éthique !
Incidemment Yves est un film indépendant produit par la dynamique voire stakhanoviste société de production Ecce Films, dirigée par Emmanuel Chaumet. On connaît les difficultés nombreuses des structures de ce type pour monter les films et se maintenir à la surface dans un marché saturé et menacé de multiples parts. On se souvient pourtant avoir entendu Chaumet, il y a de ça quelques années lors d’une projection de courts-métrages, affirmer, en substance, que rien ne pourrait lui arriver de pire que de produire un film “grand public”. On se demandait justement quel pourra bien être l’accueil réservé par le-dit public à cette oeuvre qui propulse la notion de masturbation dans une dimension extragalactique, en citant au passage Baudelaire et Victor Hugo. Mais si le box-office n’est surtout pas une préoccupation pour son vaillant producteur, tout va bien.
Le congélateur était bouillant
On souhaite néanmoins saluer l’engagement sincère des comédiens, Lebghil et Thillier, qui à lui seul permet de tenir jusqu’au bout sans jeter une chaussure à l’écran de cinéma. Mais on regrette d’autant plus de constater l’écart entre cet engagement et l’ironie ultra-distanciée du film qui rend impossible de savoir si ce qu’on nous présente comme un morceau de rap est une vraie proposition musicale ou un commentaire, si la représentation systématiquement sexiste des femmes est une parodie qui dénonce ou une posture complaisante justifiée par des pirouettes intellectuelles (en réalité on a bien une idée), ou encore si on trouve les boutades sur l’Islam d’une lourdeur extrême parce qu’on est trop politiquement correct pour le pays des Lumières ou si elles sont juste vraiment d’une lourdeur extrême (sourate, seum, insh’Allah, wallah, des mots trop golri cousin!).
Tout ce qu’on reproche systématiquement au rap et aux rappeurs (la violence, le sexisme, le côté rétrograde) est en réalité tout aussi présent dans le film mais sous un vernis cultivé. À ce propos, on ne peut d’ailleurs s’empêcher de se rappeler comment l’industrie musicale mène une petite guerre aux cultures dites urbaines. Forgeard, lui, semble être fort préoccupé de savoir si les Blancs ont eux aussi le droit de rapper. En effet Jerem traite Yves de “blanc sans flow” et de “babtou” dans des scènes d’une violence intolérable pour un public sensible. On sent sous la surface détachée une blessure encore vive, sans doute en lien avec une expérience traumatique de racisme anti-blanc dans un kebab de Bagnolet. Soutien total. Mais le trauma ne l’empêche pas de rameuter des figurants basanés dans le but d’asseoir la légitimité d’une séquence de battle “Jerem contre frigo”, qui voit William Lebghil se donner au max. Malheureusement le résultat reste sans doute bien moins inspiré et électrisant que le flow d’Orelsan quand il a commandé une pizza trois fromages après avoir fumé son tout premier joint.
Certes Yves n’est pas un film qui manque de singularité. Après tout tellement d’effort sont déployés pour se distinguer… Mais, à la fin, on en retient quoi ? On ne pourra pas dire que le film frigorifique ne nous a fait ni chaud ni froid, mais on restera plutôt bloqué sur l’effroi. Rien ne nous avait préparé à voir (Attention Spoiler!) William Lebghil et Doria Tillier faire passionnément l’amour en se frottant au bac à glace d’un frigo qui parle. La scène est censée être un happy end. Elle est malheureusement improbable à tous les niveaux. Déjà on n’a toujours pas compris ce qu’une femme canon avec un minimum de discernement pouvait trouver à un mec médiocre et insupportable comme Jerem, mais on ne doit pas avoir le cœur assez pur. Et la construction psychologique des personnages, assez minimale, ne nous aide pas beaucoup. À la limite on capte un peu plus l’attirance pour le frigo, au design potentiellement érotique et à l’intelligence perverse. Et puis surtout comment attendre du public un engagement émotionnel sincère pour une scène finale aussi absurde quand tout dans le film met à distance, ironise, dénigre, minimise, trivialise et rend abstrait ?
Si on devait se prêter au jeu des comparaisons réductrices tant prisées par les critiques sérieux, on serait tenté de clore ce papier en déclarant qu’il y a sans doute plus d’honnêteté et de courage artistique dans n’importe quel film des Sous-Doués ou dans les séries Z américaines d’électroménager des années 90, qui au moins avaient l’élégance de nous épargner la prétention intellectuelle.
Yves. un film de Benoît Forgeard. Avec William Lebghil, Doria Tillier, Philippe Katerine… Distribution : Copyright Ecce Films. Durée : 1h47. Sélection : Cannes / La Quinzaine des réalisateurs. Sortie France : 26 juin 2019.
Photo en Une : William Lebghil dans Yves de Benoît Forgeard. © Ecce Films.
2 Comments
Sophie
Mais tellement d’accord. Je suis allée voir ce film suite aux retours plus qu’enthousiastes de pas mal de youtubeurs/critiques cannois. Et je n’ai juste pas compris d’où venait leur admiration. Si dénonciation du sexisme il y a (et j’en doute beaucoup), elle est tellement ratée qu’elle ne passe juste pas et que les travers « dénoncés » sont finalement simplement adoptés par le film. L’idée est folle, mais l’exécution n’est pas à la hauteur et le tout fait flop à cause d’un rythme mal géré et de personnages vides. Au risque de faire une remarque sexiste, je ne m’étonne pas vraiment de ce que la première critique négative que je rencontre et qui évoque ce sexisme que j’ai ressenti tout du long soit écrite par une femme… Merci en tout cas, je me sens moins seule maintenant!
Fairouz M'Silti
Bonjour Sophie et merci de votre retour. Bon à savoir : ne jamais faire confiance aux critiques de cinéma 😉
surtout aux hommes?…
La question du regard de cinéma est complexe. Aux Ecrans Terribles, on pense en effet que notre expérience sociale façonne notre façon de recevoir les films (et même de les faire en réalité). Toute la difficulté étant d’accepter que notre patrimoine culturel et les films qui nous ont façonnés avaient peut-être des regards limités sur certains aspects, sur la représentation des femmes notamment. En gros est-ce qu’on peut être un cinéphile enthousiaste et prendre du recul en même temps. Et tout l’enjeu réside dans l’envie de changement…
On est ravi.e.s que vous vous sentiez moins seule en tout cas, on est là pour ça 🙂