Avec des Si(byl)
Après Victoria, Justine Triet passe une étape dans son ascension sur le terrain escarpé du film d’auteur grand public et s’aventure sur les sentiers tortueux de Stromboli. En effet Sibyl, psychologue en reconversion aspirant à écrire un nouveau roman, incarnée par Virginie Efira, se rend sur cette île pour veiller au bon déroulement du tournage de sa patiente, l’actrice dépressive Margot Vasilis (Adèle Exarchopoulos, dans son emploi). Film nébuleux et névrosé tirant son inspiration des années 60, Sibyl n’est pas sans charme mais manque malheureusement de cohérence. Un poil de structure en plus et c’était molto bene.
En compétition officielle à Cannes et en salles ces jours-ci, Sibyl n’est pas un film facile d’accès. Et en théorie, c’est ce qui fait tout son charme. Alors qu’elle est passée chez l’écurie de luxe des Films Pelléas, Justine Triet n’a en effet rien perdu de son audace et de son sens de l’expérimentation narrative. Sybil est une héroïne qui ne cherche pas à plaire à tout prix, à l’image de Victoria dans le film du même nom, ou encore de Laëtitia dans La Bataille de Solférino. Névrosée, alcoolique, un peu menteuse aussi, Sibyl cherche à se remettre de la perte de son grand amour, Gabriel, incarné par Niels Schneider. À moins qu’elle ne peine à dépasser le deuil de la mort de sa mère. Ou qu’elle cherche à trouver sa place de mère auprès de sa fille aînée conçue contre l’avis de Gabriel. Mais peut-être qu’elle aspire avant tout à écrire son roman après avoir abandonné l’écriture pour se consacrer à la psychanalyse depuis dix ans. Et peut-être aussi qu’elle veut éviter que sa nouvelle patiente ne commette l’irréparable. Vous l’aurez compris, Sibyl a beaucoup de casseroles sur le feu. Loin de nous l’idée de sous-entendre que la place des femmes est à la cuisine. Qu’elles envoient donc tout bouler pour aller péter les plombs sous le soleil de Sicile, avec plaisir même !
Mais Sibyl est un peu comme une pizza quatre-saisons punk avec des arômes complètement différents par quartier. Les virages sont peut-être un peu serrés entre l’acidulé de l’ananas/jambon et le crémeux de la burrata des Pouilles. Surtout après être passés par l’amertume salée des anchois à la roquette et la chaleur roborative de la tartiflette. De plus, le montage volontairement éclaté du film ne nous permet pas de nous accrocher à grand chose, si ce n’est la sophistication des images, et l’interprétation certes impeccable de Virginie Efira. Il est appréciable ceci dit de deviner un hommage au cinéma des années 60, à Antonioni et L’Avventura notamment. Un bon nom pour une pizzeria d’ailleurs, L’Avventura. Mais bref, malheureusement, comme le faisait remarquer l’agent WW, camarade de notre virée cannoise, il est difficile de faire ressentir le vertige du manque, l’aridité du désir inassouvi et l’ingratitude de l’incommunicabilité propres à Antonioni dans un film comme Sibyl. Puisque Triet choisit de laisser tant de place à la parole, voire à la logorrhée verbale, et à la consommation compulsive de l’autre. Un tel hommage était une riche idée, comme une mise à jour de la figure d’anti-héros en anti-héroïne (et une justice rendue à l’abnégation de Monica Vitti). On frissonne de reconnaître “Shahdaroba” de Roy Orbison, qui résonne dans la série Mad Men quand l’iconique Don Draper accorde le divorce à sa femme. Mais le manque de cohésion de l’histoire empêche la subversion d’aller jusqu’au bout.
Et puis surtout la faim se fait toujours sentir une fois le film fini. Akoibon ? Se demande-t-on comme Edouard Baer en son temps (lui aussi sur une île). À quoi bon tout ça ? Les fils de l’histoire partent dans trop de directions pour susciter un réel engagement. L’esprit vagabonde. Le temps de remarquer que l’image est belle mais peut-être un peu trop saturée. Comme un vestige mal digéré de Victoria. On a aussi le temps de regretter que Sibyl ait déjà décidé d’écrire son roman avant son voyage en Italie, ce qui le rend forcément moins initiatique. Puisqu’on nous raconte un blocage qui se débloque, une forme d’abandon dans la perte de contrôle, il aurait été en effet plus organique, plus fort, que Sibyl ait arrêté d’écrire pour de bon après sa rupture avec Gabriel. Et que ses mésaventures en miroir au pays des acteurs beaux et névrosés perdus dans la Méditerranée soient la cause d’une résurrection inattendue, et non une simple péripétie. Le film, un peu trop impulsif, lâche toutes ses clefs tout de suite, dans un grand désordre qu’on sait cher à Justine Triet. On ne voudrait pas refaire l’histoire, ni mettre Paris en bouteille (en prenant soin de cacher la bouteille à Sibyl), mais on aurait aimé plus de dosage dans la tension dramatique. En attendant, pour une raison mystérieuse, le film nous a vraiment donné envie de manger une pizza. C’est ça aussi la magie du cinéma.
Sibyl. Un fim de Justine Triet. Avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos, Gaspard Ulliel, Sandra Hüller, Laure Calamy, Paul Hamy… Distribution : Le Pacte. Sélection : Cannes // Compétition officielle. Durée : 1h40. Sortie France : 24 mai.
Photo en Une : Virgine Efira et Sandra Hüller dans Sibyl. Copyright Les Films Pelléas