Shondaland en guerre contre le racisme
Si la question du racisme – ordinaire ou extraordinaire – revient souvent dans les séries télé, peu d’entre elles auront attaqué le problème aussi frontalement que les productions de Shonda Rhimes. En particulier la virulente How to Get Away With Murder, qui a récemment amené le sujet jusqu’aux portes de la Cour Suprême.
Dans le domaine de la pop culture au sens large, peu de femmes afro-américaines sont arrivées là où Shonda Rhimes s’est élevée ces dix dernières années. Hormis Oprah, nous ne parvenons pas à trouver de rivale à cette femme de quarante-huit ans, désormais à la tête d’un empire télévisuel comme on en n’a jamais vu. Sa maison de production, Shondaland, est à l’origine des méga hits (et quelques flops, parce qu’il en faut toujours) que sont Grey’s Anatomy, 15 ans et toutes ses dents, Scandal et How to Get Away With Murder. Un empire tel que ABC, la chaîne qui avait l’exclusivité sur ses séries avant que Netflix ne passe par là, lui a offert sa case entière du jeudi soir, créneau de diffusion de ses trois séries phares. « TGIT (Thanks God It’s Thursday) », clament depuis quelques années les pubs d’ABC. Un tapis rouge aussi prestigieux offert à un producteur est déjà sans précédent. Qu’il le soit à une femme noire en fait juste un incroyable symbole de réussite (et de reconnaissance).
Fière de son parcours et de son identité, Rhimes n’a jamais caché son désir, naturel et véritable, de représenter à l’écran la diversité culturelle et ethnique qui constitue l’ADN des États-Unis. Une volonté qui passe tant par la présence de personnages importants aux origines variées – des Afro-américains, bien sûr, mais aussi des Mexicains ou Philippins – que par la distribution de postes de pouvoir à ces personnages. Grey’s Anatomy, peu avare en médecins en tous genres, a ainsi disposé de deux chefs de chirurgie noirs : Richard Webber et Miranda Bailey. La nomination et la manière de diriger le service de cette dernière ont d’ailleurs déclenché toute une série de problématiques (plus liées à son sexe qu’à sa couleur de peau, mais la représentation de la diversité à l’écran ne passe-t-elle pas aussi par un combat contre le sexisme ?). Dans les séries Shondaland actuelles, les rôles de pouvoir sont bel et bien détenus par des non-blancs. Face à Miranda Bailey (Chandra Wilson), Olivia Pope (Kerry Washington, Scandal) et Annalise Keating (Viola Davis, How to Get Away With Murder) impressionnent elles aussi par leurs savoir-faire, leur maîtrise totale des mots et de la parole et leur prestance naturelle.
50 shades of black
Plus encore que ses consœurs de Shondaland, Murder semble avoir embrassé à bras le corps le combat des minorités. Une fois de plus, les postes les plus élevés socialement sont offerts à des personnages aux origines diverses : Annalise est noire (tout comme sa rivale, la grand avocate Teagan), la directrice de l’université est portoricaine, le procureur de district Todd Denver est mexicain… Même le psychiatre d’Annalise Keating, appelé à apporter son expertise professionnelle lors de plusieurs procès, est incarné par le comédien d’origine surinamienne Jimmy Smith. Une vision peut-être utopique des choses – les minorités ont-elles véritablement accès à tant de postes prestigieux ? – mais qui a le mérite d’ouvrir le champ des possibles, et peut-être d’inspirer de futurs avocats, psychologues, professeurs ou procureurs non-blancs. Et contrairement à sa voisine Grey’s Anatomy, dans laquelle fourmillent médecins et chirurgiens aux belles maisons ou grands appartements, Murder explore enfin la diversité sous sa forme sociale. Les séries télévisées ont pris l’habitude de nous présenter des gens beaux et riches à qui tout réussit. Et représenter la population noire américaine ne peut se faire sans mentionner la pauvreté, le racisme et l’ostracisation dont elle est inlassablement victime.
Lors de sa dernière saison plus encore que dans les précédentes, la série de Peter Nowalk (sur laquelle Shonda Rhimes officie en tant que productrice exécutive) s’est investie d’une mission sacrée : défendre non pas les indéfendables, mais les indéfendus. Comme un chevalier (noir) sur son fier destrier blanc (celui de la justice). Oui, « destrier » renvoie inconsciemment au Moyen-Âge, à ce cheval de tournois sur lequel les opposants réglaient leurs comptes. Mais c’est bien l’un des propos de la saison : la justice américaine est moyenâgeuse, elle vient d’un autre temps, se satisfait des lois d’antan. Au début de cette saison 4, Annalise Keating tente de faire libérer une de ses anciennes codétenues, Jasmine, prostituée sexagénaire qui a passé sa vie à faire des allers-retours en prison depuis son adolescence. Dès son premier jugement, alors que son père la forçait à se prostituer, la jeune fille était écrouée. Cinquante ans plus tard, Annalise assène au juge qui l’avait condamnée qu’aucune autre fille du même âge n’avait connu une telle sanction. Seule différence : Jasmine était noire. D’entrée de jeu, sa couleur de peau jouait en sa défaveur. La justice, pour une fois, reconnaîtra ses torts. Mais le mal est fait, pour Jasmine comme pour tant d’autres avant elle.
How to Get Away With Murder, durant cette quatrième fournée, pose une question, essentielle : combien, dans ce grand pays que sont les États-Unis d’Amérique, ont souffert d’une justice à deux vitesses ? Combien ont été malmenés par le système ? Combien n’ont eu pour moyen de défense que des avocats commis d’office dont le seul but était de limiter la casse ? Annalise Keating et ses associés (et la série par extension) s’attaquent donc à un des fondements de la justice américaine. Et s’ils utilisent initialement la pauvreté des accusés comme argument principal de leur plaidoirie, c’en est un autre qui servira finalement de fer de lance : la couleur de leur peau. « Le racisme est profondément ancré dans l’ADN des USA« , balance Annalise devant la Cour Suprême, gros représentant du white privilege s’il en est (il y a bien des Noirs dans la salle, mais ils se contentent d’ouvrir les portes ou de prendre des notes). « Et tant que nous fermerons les yeux sur la souffrance de ceux qu’elle oppresse jour après jour, nous n’en viendrons jamais à bout !« . Par ces mots, l’avocate renvoie directement les États-Unis face à leur propre histoire. Celle qui a vu les Amérindiens se faire exterminer à l’arrivée du nouveau peuple-roi autoproclamé. Celle qui a vu les survivants se faire parquer dans des réserves aux doux airs de ghettos. Celle qui a asservi le peuple noir pendant des siècles, et qui continue aujourd’hui de leur tirer dessus en pleine rue, sans la moindre justification. Celle qui les met en prison plus que de raison, et qui élit un président représentant à lui seul la haine des autres. Make America great hate again…
Annalise Keating vs America
Jamais, de mémoire, nous n’avons vu une série télévisée, d’Amérique ou d’ailleurs, s’attaquer aussi frontalement au racisme de son propre pays. Le renvoyer à ses travers. Bien sûr, la justice américaine emprisonne des criminels. Mais elle en crée aussi. En persécutant les Noirs de son pays, en étant plus stricte, plus partiale qu’elle ne devrait, elle stigmatise toute une part de la population qui vit dans la peur et l’incompréhension. On se souvient d’un discours de Miranda Bailey dans Grey’s Anatomy, qui implorait son fils de 13 ans de « ne pas courir, de garder les mains bien visibles et de ne pas faire de geste brusque » en cas de contrôle de police, et de ne surtout pas imiter ses amis blancs s’ils jouent au plus téméraire. Plus tôt dans l’épisode, un adolescent s’était fait tirer dessus en tentant de rentrer dans sa propre maison. « Les erreurs de jugements sont humaines. Mais vous portez des armes à feu. Vos erreurs sont fatales. Vos protocoles doivent être améliorés !« , s’emportait le Dr. Jackson Avery (lui-même métisse) contre un policier. Cet épisode (Personal Jesus, S14E12) était diffusé le 25 janvier 2018. Quelques semaines plus tard, le 1er Mars précisément, How to Get Away With Murder mord encore plus fort (Lahey v. Commonwealth of Pennsylvania, S4E13) : par trop de sévérité, trop de mesures drastiques, la justice condamne ses prisonniers à un cercle vicieux, qui relie peine pénale, violence physique et/ou psychologique et inadéquation au monde extérieur. Car même en prison, les Afro-Américains sont stigmatisés, malmenés et l’esprit humain (oui, les criminels aussi sont humains !) ne peut sortir indemne de tant de violence et d’isolation. Et le cercle vicieux en question ne peut être brisé que par une juste représentation au cours d’un procès équitable, ce qui n’est que trop peu souvent le cas. Le système est pernicieux. Il est obsolète. Lui aussi, à son tour, doit évoluer.
« La seule garantie dont les gens de couleur disposent est le droit de se défendre, et nous ne leur donnons même pas ça. Ce qui signifie que la promesse des droits civiques communs à chaque citoyen n’a jamais été remplie« , assène Annalise Keating. Auparavant, l’avocate avait rappelé que chaque étape majeure des droits des Noirs américains avait pris place dans des tribunaux. « Le sixième amendement (celui-là même qui garantit un procès juste et un moyen de se défendre à tous les américains, ndlr) a été ratifié en 1791. Ça fait 227 ans. Il est temps d’en garantir les droits à tous nos citoyens ». Durant le discours d’Annalise Keating, les regards de ses proches (sa mère, son élève, son amant, et même Olivia Pope de Scandal pour l’occasion) témoignent de leur émotion. À travers eux, c’est tout un peuple qui se dresse derrière Annalise, leur porte-étendard, la voix qui brise leur silence. La seule qui peut être entendue. Les productions de Shondaland ont toujours prôné l’égalité, la tolérance, et condamné la discrimination (on se souvient de George O’Malley tenant tête à jeune nazi ou Wes Gibbins disant à Asher qu’il a un comportement maladroit sans s’en rendre compte parce qu’il est blanc). Mais jamais aucune d’entre elles n’avait autant foncé dans le tas et balancé à la gueule du pays son racisme tenace. Reste à savoir si le message sera entendu au-delà de la lucarne du petit écran.