L’Étrange Festival 2022 : La fin de l’abondance n’aura pas lieu
Les années passent et on s’approche doucement, mais sûrement, du 30ème anniversaire, forcément d’envergure, de l’Étrange Festival. En attendant, focalisons-nous sur la nouvelle édition, 28ème du nom, au sommaire des plus alléchants et fournis.
D’entrée, on peut remarquer que ce millésime est résolument tourné vers la péninsule coréenne : pas moins de sept films sud-coréens (cinq en compétition, en plus de ceux d’ouverture et de clôture) nous sont proposés. Clairement orienté vers le thriller et l’action, ce joli corpus témoigne – si cela était encore nécessaire – de la vitalité de ce cinéma. L’occasion de découvrir notamment Alienoid, le nouveau film de Choi Dong-hoon (Les Braqueurs, Amsal), où il est question de failles temporelles et d’une attaque extraterrestre. Au sein des long-métrages en compétition, des thématiques semblent déjà se dessiner. On peut y entrevoir celle de la toxicité des rapports familiaux dans La Piedad de Eduardo Casanova (Pieles), Family Dinner de Peter Hengl (1er long métrage) ou dans Attachment de Gabriel Bier Gislason (1er long métrage). On peut y déceler également une autre ligne directrice autour du sentiment de solitude et de désenchantement qui taraude notre époque. Comme dans Life for sale de Tom Teng (1er long métrage) ou Sick of Myself de Kristoffer Borgli (DRIB), L’Étrange histoire du coupeur de bois de Mikko Myllylahti (1er long métrage dans la catégorie Nouveaux talents, non compétitive). Autre signe distinctif de la sélection : la place conséquente donnée aux premiers films, une façon d’être en prise avec le cinéma actuel, avec un goût prononcé pour le cinéma européen (Allemagne, Roumanie, Espagne, Danemark, Norvège, Suède) et celui situé de l’autre côté de l’Oural (Taiwan, Corée du Sud donc, Russie…)
En complément de la compétition internationale, la fameuse catégorie Mondovision présentera plusieurs premières ou avant-premières, dont les nouveaux films de grands habitués de la manifestation comme les réalisateurs kazakh Adilkhan Yerzhanov (Immunité collective et Assault), autrichien Ulrich Seidl (Rimini) ou russe Kirill Serebrennikov (La femme de Tchaïkovski). On pourra également apprécier la nouvelle pépite d’animation de Masaaki Yuasa (Inu-Oh) à laquelle les spectateurs d’Angoulême et Annecy ont déjà pu goûter. A noter aussi la présence de plusieurs réalisateurs français, dont l’œuvre est suivie assidûment par le festival, comme Sébastien Marnier et son très attendu L’origine du mal, ainsi que Guillaume Nicloux avec La Tour. Enfin, Ruben Östlund viendra présenter une de ses Palmes d’or, Sans filtre.
L’autre grande force de l’Étrange, en dehors de l’accès privilégié à quantité de nouveaux films pas encore sortis, est l’organisation de multiples Cartes blanches et focus sur la filmographie d’un.e artiste. Au menu de ces réjouissances, deux invitées de marque qui ont repoussé limites, étiquettes et conceptions étriquées autour de leur art et leurs créations : l’artiste/musicienne expérimentale anglaise Cosey Fanni Tutti (Throbbing Gristle, Chris & Cosey) et l’actrice/réalisatrice et écrivaine Ovidie. La première a choisi plusieurs pépites cinématographiques considérées elles-mêmes comme des œuvres qui, en leur temps, ont fait voler les barrières en éclat : les illustres Un chien andalou, L’Empire des sens ou Maîtresse cohabitent avec des propositions moins connues comme In The Shadow of the Sun de Derek Jarman (1981), le trop souvent sous-estimé La Vallée des plaisirs de Russ Meyer (1970) ou encore une rareté tout droit venue du Londres des seventies, Duffer de Joseph Despins et William Dumaresq (1972).
Ovidie, de son côté, a programmé toute une soirée qui fera la part belle au punk et aux artistes hors normes. Il y aura du punk finlandais, un essai animé sur le roi du lo-fi, Daniel Johnston, un documentaire sur une figure de l’art brut et même un showcase du groupe le plus demandé du moment, Astéréotypie, responsable du tube « Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme », ce qui est peut-être vrai, il faudrait étudier la question.
Dominik Moll bénéficie lui aussi cette année d’une carte blanche, l’occasion de voir les films qui ont compté pour le réalisateur du récent et remarqué La Nuit du 12. Une sélection riche et équilibrée avec le fascinant L’Esprit de la Ruche de Victor Erice, le déroutant Objectif vérité de Haskell Wexler, le désopilant The Second War de Joe Dante ou le décalé Bienvenue Mister Chance de Hal Ashby. S’il fallait n’en citer qu’un, ce serait Le Château de la pureté d’Arturo Ripstein. C’est le principal intéressé qui en parle le mieux : « C’est comme si on avait mis Fassbinder et Buñuel (dont Arturo Ripstein fut l’assistant) dans un mixeur et qu’on y avait ajouté une pincée de Haneke ».
Connaît-on vraiment les rôles de Victoria Abril au cinéma ? Rien n’est moins sûr… L’Étrange Festival propose une plongée dans la filmographie de cette actrice souvent associée à une période des films d’Almodovar ou à quelques comédies françaises. La restauration du film Cambio de Sexo (Je veux être femme) de Vicente Aranda (1977) permet de (re)découvrir le premier grand rôle de Victoria Abril au cinéma et à travers ces quatre films espagnols, une facette méconnue et complexe de la comédienne de Personne ne parlera de nous quand nous serons mortes (Nadie hablará de nosotras cuando hayamos muerto) d’Agustín Díaz Yanes (1996).
Pour continuer avec les invités de marque, une intégrale est consacrée au dessinateur espagnol Alberto Vazquez dont l’œuvre animée est l’une des plus fascinantes de ces dernières années. Son univers sombre, onirique, rempli de figures mythologiques confrontées aux problématiques modernes et au réel le plus éprouvant, se déploie sur plusieurs courts métrages comme Birdboy, Decorado ou Sangre de unicornio et deux longs métrages, Psiconautas et le nouveau Unicorn Wars.
L’Étrange est aussi l’occasion de découvrir ou parfaire ses connaissances des nouvelles cinématographies venues du monde entier.
Artiste, photographe et cinéaste, Steven F. Arnold (1943–1994) est une « icône queer » et une figure révolutionnaire dont les idées sur l’androgynie, le sexe et la beauté ont infusé la société dès la fin des années 1960. Il fût le protégé de Salvador Dalí et proche de stars comme Anjelica Huston ou Joni Mitchell pour ne citer qu’elles. Alliant le glamour, l’art et une spiritualité empreinte d’orientalisme, il a façonné un univers artistique très personnel aussi inspirant que varié. Le documentaire de Vishnu Dass, Steven Arnold : Heavenly Bodies, retrace la carrière de cet artiste protéiforme dont l’inspiration ne connaissait ni limites, ni barrières. Une séance regroupe trois de ses courts métrages et le trip visuel intitulé Luminous Procuress.
La nouvelle restauration 4K de Itim (Les Rites de Mai), premier film de Mike de Leon, et sa projection à Cannes Classics cette année sont une belle opportunité pour un focus en quatre films autour de l’œuvre de ce réalisateur philipin. Influencé par le cinéma européen depuis ses débuts, en tant que réalisateur et producteur, il est l’un des cinéastes qui a le plus compté dans son pays d’origine. Si son cinéma est marqué par la noirceur des émotions humaines, le réalisateur de Kakabakaba Ka Ba ? (Frisson ?) sait aussi varier son approche en passant aussi bien par la comédie satirique, le film d’horreur et le drame.
Autre cinématographie qui mélange les genres dans un gloubi-boulga de cinéma populaire, le filmfarsi (appellation donnée à un type de production nationale iranienne qui court des années 50 à la fin des années 70) est à l’honneur avec plusieurs pépites de son âge d’or et un documentaire qui en retrace l’histoire.
Place maintenant aux films de patrimoine et à une catégorie de la programmation particulièrement appréciée et attendue chaque année par les cinéphiles curieux : Les pépites de l’Étrange. Cette année encore, nous aurons droit à une pelletée de films rares et précieux, dont plusieurs français, comme le polar rude devenu grand classique, adapté du romancier anglais Robin Cook, Les mois d’Avril sont meurtriers (1987) de Laurent Heynemann (qui viendra le présenter), le conte fantastique Je, tu, elles… (1969) de Peter Foldès ou encore le trip sous LSD dans lequel s’est infiltré Dennis Hopper, Couleur chair (1978) de François Weyergans (co-produit avec la Belgique). Citons également Shanks (1974) du réalisateur culte et roi de la série B horrifique William Castle et Enquête dans l’impossible (1974) par le réalisateur de The Swimmer, Frank Perry.
Il fut un temps où la télévision française s’intéressait au fantastique et à l’indicible. Les archives de l’INA permettent d’en prendre toute la mesure. La programmation INA Fantastica se propose de mettre en lumière quelques productions issues de ces archives, comme un écho au travail effectué en édition vidéo avec la collection des inédits fantastiques (La brigade des maléfices, Aux frontières du possible, Le Voyageur des siècles). Au programme notamment, Perrault 70 (1970) de Jacques Samyn, relecture de conte avec Pierre Richard, une adaptation de Poe par Alexandre Astruc, Le Puits et le Pendule (1964), ou encore Le collectionneur de cerveaux (1976) de Michel Subiela et La grâce (1979) de Pierre Tchernia qui adapte une nouvelle de Marcel Aymé.
Cette nouvelle édition permet également la poursuite de l’exploration de la filmographie de Masahiro Shinoda avec onze de ses films les plus marquants des années 60 aux années 80, nous donnant à voir une œuvre d’une grande richesse formelle et une appétence pour une certaine marginalité. On pourra ainsi voir ou revoir sur grand écran Fleur Pâle, Gonza, le lancier et L’Étang du démon en version restaurée 4K. Une bonne manière de se rendre compte de l’éclectisme et la richesse des genres abordés par le réalisateur de Silence (1971) dont Scorsese a récemment fait l’adaptation du même roman de Shûsaku Endô.
Parmi les autres séances à ne pas rater : Vous êtes au village. Une programmation hybride et protéiforme composée notamment de clips signés par Marc Caro ou Pierre & Gilles, de courts métrages par Lucile Hadzihalilovic et d’émissions cultes telles que L’Œil du cyclone (sur Canal+). Cet hommage à Charles Petit retrace son parcours et par là même celui de nombreuses réalisatrices et réalisateurs qui ont croisé la route de ce « laboratoire d’expérimentation visuelle appliqué à l’art marchand, non subventionné » qui se nomme Le Village, production & design.
L’image ne serait pas complète si l’on n’évoquait pas deux catégories classiques qui font les beaux jours du festival.
Cette année, Serge Bromberg vient présenter dans son Retour de Flamme un film de 1936 tiré de l’oubli et nouvellement restauré qui trouve naturellement sa place dans la programmation : La symphonie des brigands. Ce long métrage conte les aventures d’un petit garçon poursuivi par une bande de bandits persuadés qu’il transporte leur butin caché à l’intérieur de son orgue de barbarie. Acteur dans le fameux Cabinet du Docteur Caligari, Friedrich Fehér prend à son compte l’esthétique expressionniste pour l’amener vers la comédie loufoque et absurde. Véritable homme-orchestre sur ce film, en plus de réaliser et de jouer dedans, il compose et dirige la musique. Il introduit toute une galerie de sons et de bruits pour souligner l’action et nous surprend avec la poésie qui émane de sa mise en scène.
Last but not least, la fameuse programmation courts-métrages thématique aux noms toujours plus déconcertants et inattendus tels que « Animal, on est mal ! » (compétition courts 1) ou « Trop bizarre ! » (compétition courts 6).
Avec plus de 80 long-métrages et une cinquantaine de courts-métrages, ce cru 2022 fait de l’œil à tout cinéphile en quête de curiosités et de découvertes. Mettez en pause votre série du moment, même s’il y a des dragons dedans, et venez voir sur grand écran un film dont vous n’avez jamais entendu parler et dont vous ne cesserez de discuter tout au long de l’année !
Crédits Photo : © D. R.