« Première campagne » d’Audrey Gordon : le vent dans le dos, la tête dans le guidon…
Sur les écrans deux ans après la présidentielle de 2017 – une éternité en politique et dans le temps médiatique –, Première campagne suit une jeune journaliste politique chargée de couvrir les déplacements de l’un des candidats : Emmanuel Macron.
Il est aujourd’hui convenu de considérer la politique en Occident comme un petit théâtre où le journaliste spécialisé viendrait rendre compte de ce qu’il se passe sur la scène. Depuis l’avènement du « storytelling » en politique – notamment depuis l’élection de Ronald Reagan à la Maison Blanche en 1981 –, il est courant de voir graviter autour des acteurs politiques ce qu’on appelle outre-Atlantique des spin doctors, c’est-à-dire des conseillers en communication et en marketing politique dont la mission est d’influencer l’opinion publique en présentant la personnalité d’un politique sous un certain angle grâce à des techniques spécifiques de communication. Dans le même temps, une tendance lourde s’est affirmée année après année : celle d’une accélération doublée d’une condensation de l’information, laquelle se retrouve souvent réduite à sa plus simple expression. Une information chasse l’autre, rendant de plus en plus difficile un décryptage développé et nuancé.
La société du spectacle
C’est dans ce contexte qu’Astrid Mezmorian débute sa carrière de journaliste devant la caméra d’Audrey Gordon. Pour leur première campagne présidentielle , le service de France 2 leur propose de suivre celui qui, à ce moment là, fait figure d’outsider : Emmanuel Macron, candidat pour la première fois à la fonction suprême. Le film commence deux mois avant le vote. En plein dans le grand bain médiatique de la campagne présidentielle, la caméra capture l’atmosphère électrique qui frise parfois l’hystérie lorsqu’il faut recueillir la parole d’un possible futur locataire de l’Elysée. La journaliste débutante se démène avec panache pour capter le bon mot, l’élément de langage adéquat qui pourra faire mouche lors du prochain journal télévisé. Sa personnalité combative et enjouée vient apporter un peu de vie dans cet environnement à la mécanique à la fois bien huilée et très formatée. Par moments, elle exprime les impossibilités qu’elle a rencontrées “pour poser des questions de fond” aux politiques. Hors antenne, un collègue journaliste regrette que “dans cette campagne le long terme, ce n’est que du court terme renouvelé”.
En rase campagne…
Pourtant, une fois l’instant passé, chacun reprend son activité et participe à la transmission de l’information calibrée décriée juste avant. À l’image de la scène où Astrid Mezmorian parvient à faire parler le futur président avec un élément de langage que sa rédaction a besoin de mettre en lumière : la cristallisation du vote. De “fins lettrés” sont allés chercher chez Stendhal ce concept de cristallisation pour décrire un phénomène dont seraient l’objet les votants à l’approche de l’élection. Au-delà du jargonnage, ce qui est intéressant d’entendre, c’est la place accordée à cette expression. Au téléphone, la directrice du service politique de France 2 dit à sa journaliste : “ tu l’as entendu le truc sur la cristallisation ? Je pense qu’on peut le faire sur le mot de la semaine. J’ai demandé à Hélène de le faire dire à Hamon, il faudrait que Macron le dise aussi…”
Dans cette affaire, personne ne semble être dupe de la duplicité des propos. Mais on laisse le politique dérouler une histoire écrite avec des mots clés savamment choisis. Le journaliste les reprend et construit à son tour un récit qu’il donne à entendre au public. Et face à cette démonstration, que devient Première campagne ? La réalisatrice continue de filmer la journaliste qui interviewe le politique, ni plus ni moins. Dommage, cette proximité avec le théâtre politique aurait du être l’occasion de questionner ce jeu de donnant – donnant, cette entente cordiale entre le politique et le journaliste, ou de connaître les questions que la journaliste aurait pu poser si elle n’avait pas dû suivre cette sacro-sainte urgence médiatique. Au lieu de cela, la promiscuité empêche la réalisatrice de prendre le recul nécessaire avec ce qui se passe devant sa caméra et de développer son propre récit.
Documenter ou reporter ?
Première campagne raconte la découverte d’un monde tout sauf inconnu aujourd’hui, car sur-exposé. Le film a le mérite de montrer avec honnêteté les débuts d’une journaliste et d’une réalisatrice prises dans le tourbillon de cette course permanente de « l’actualité-immédiateté ». Pas de place ici à l’angélisme, le film donne à voir l’envers du décor du métier de journaliste politique, si décrié aujourd’hui. Il montre la difficulté d’être en prise avec le réel d’une campagne présidentielle et ses contingences, mais aussi celle d’être liée à une rédaction qui a un besoin continu de contenu facilement identifiable et prêt à être diffusé. Prise entre ces deux impératifs, la journaliste ne ménage pas ses efforts dans sa course effrénée. Indissociable de la personne qu’elle filme, la réalisatrice accompagne la journaliste dans sa quête éperdue. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ?
Il y a longtemps, au siècle dernier – une éternité en politique et dans le temps médiatique –, un journaliste avait avoué en plein journal télévisé qu’il ne savait pas ce qu’il se passait à propos de la guerre dont il s’apprêtait à parler. Mais il faut dire qu’il avait été un peu aidé par un réalisateur.
Première campagne. Un film de Audrey Gordon. Avec Astrid Mezmoria. Distribution : Jour2Fête. Durée : 1h12. Sortie le 17 avril 2019.