« Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma : La muse qui taquinait
Cet article a initialement été publié dans le cadre du festival de Cannes, le 21 mai 2019. Portrait de la jeune fille en feu est à découvrir en salles dès le 18 septembre 2019.
Et c’est une bonne position ça, muse? Ecoutez, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise position. Et puis surtout, il n’y a pas de muse, il n’y a que des collaboratrices. Voici en substance une citation de Céline Sciamma (légèrement enrobée d’un peu de licence poétique à notre initiative), à propos de son film Portrait de la jeune fille en feu, présenté dimanche en compétition officielle cannoise.
Ne vous fiez pas à la discrétion de cette affirmation. Elle résonne en creux comme l’écho farouche de temps déterminés à changer. Mais Sciamma est fine analyste du contexte français auquel elle choisit de s’adapter sans confrontation ostentatoire et délétère. “Les questions du male gaze, du female gaze, du regard et de la représentation ne font pas partie de la grille de lecture en France, ou alors avec méfiance”, explique-t-elle en conférence de presse. Pourtant oui, il s’agit bien avec Portrait de la jeune fille en feu de questionner (le mot subvertir a du mal à sortir) le regard de cinéma masculin et de lui opposer celui de la collaboration, de la confiance, de l’abandon. Elle rappelle que, selon elle, chaque film est une prise de position et une vision politiques, plus ou moins assumées comme telles.
Marianne, peintre, rencontre Héloïse dont elle doit réaliser le portrait de mariage à son insu. L’histoire est celle de leur passion, une passion clandestine qui brûle sous la glace des conventions. Le film est né de trois envies. Raconter la naissance d’un amour construit sur un pied d’égalité et d’émulation intellectuelle d’abord. Raconter ensuite comment cet amour transforme les intéressées et perdure malgré des circonstances contraires. Retracer, enfin, le destin d’une femme peintre, une de ces héroïnes effacées de l’histoire de l’art, comme de tant d’autres histoires.
L’amour d’Héloïse et Marianne naît de la reconnaissance et de la surprise. Elles se bousculent et s’obligent à se dépasser. Sciamma évoque le “déficit d’éducation” du personnage d’Héloïse qui la situe du côté de la pensée pure et non de la pensée établie. Remarque intéressante quand on sait que Sciamma est diplômée de l’école nationale de cinéma, La Fémis, temple de la convention s’il en est. Pourtant elle est bien une cinéaste de la remise en question et de la pensée sans cesse remise sur l’ouvrage, elle opère avec cette histoire d’amour lesbien un choix courageux après l’échec polémique de Bande de Filles qui mettait en scène des jeunes filles noires de banlieue en proie à des difficultés structurelles. Bénédicte Couvreur, productrice de Sciamma depuis ses débuts, évoque d’ailleurs ce film comme étant “né de l’observation de personnes qu’on ne connaissait pas”. C’était donc sans doute moins collaboratif. Le constat est admis, l’affaire est close. Et Sciamma se penche ainsi de plain-pied sur la question de la représentation, sur le fond comme sur la forme. L’image de Claire Mathon, travaillée dans ce sens, est impressionnante par sa mise en lumière de tableaux qui prennent vie. Mais à leur manière. Sans se forcer à adopter l’énergie martiale des œuvres masculines. On pense à ce sujet au livre “Beauté Fatale” de Mona Chollet qui rappelle comment les femmes, contraintes dans leurs mouvements et leurs centres d’intérêts ont développé une expertise secrète et miniature.
Mais Sciamma se défend d’être théoricienne. Elle dit vouloir créer de l’excitation et des mystères, dans une transversalité totale avec son équipe. Le film, méta, met en scène cet enchâssement de regards : Noémie regarde Adèle, qui la regarde à son tour à travers le regard de la réalisatrice, couvert par celui de Claire Mathon la cheffe opératrice, en intelligence totale avec la productrice et ses impératifs de longue-vue. Et de l’excitation on en ressent certainement, invités dans la confidence de cet amour délicat et profond ; transportés par la puissance de sa douceur.
Le mot lesbien.ne n’est pas prononcé lors de cette conférence de presse, par ailleurs passionnante, au cours de laquelle Céline, Adèle, Noémie, Claire et les autres démontrent sans violence la structure et la détermination de leur démarche collective. On est d’abord surpris et décontenancés de l’absence de ce mot, en miroir avec son effacement et celui des cultures lesbiennes dans la société. Mais pour qui sait ou veut voir, la connexion est cryptée mais claire. C’est le 28 dessiné sur la main d’Adèle Haenel ou porté à la boutonnière de la cheffe opératrice Claire Mathon (il faut avoir vu le film pour comprendre ce signe de reconnaissance) . Et si les femmes et les lesbiennes, génies du clair-obscur, avaient d’ores et déjà lancé les opérations d’une société secrète à vocation révolutionnaire? Un renversement néo-illuminati en douceur, l’air de ne pas y toucher. Pour rappeler la juste place de l’ombre dans l’équilibre des lumières et, selon les mots de Sciamma, créer de la mémoire.
“Le film est joueur, il essaye de moissonner au maximum le mind game (jeu d’esprit).” On prédit de nombreux cas à venir d’auto-combustions consenties.
Portrait de la jeune fille en feu. Un film de Céline Sciamma. Avec Adèle Haenel, Noémie Merlant, Luàna Bajrami… Distribution : Pyramide Distribution. Durée : 2h. Sélection : Cannes / Compétition officielle. Sortie France : 18 septembre 2019.
Photo en Une : Adèle Haenel. Copyright Pyramide Distribution.