LE LIVRE D’IMAGE de Jean-Luc Godard : Lettre d’un vieux sage au jeune poète
Avec Le Livre d’image, Godard compose une suite d’éblouissantes séquences, dont la frénésie évoque la violence qui nous entoure tant sur les écrans que dans le monde réel. Il continue à près de 90 ans de s’intéresser au monde qui l’entoure et à y trouver quelques beautés, malgré tout…
Avant d’aborder Le Livre d’Image, il faudrait s’arrêter un instant sur l’accueil réservé aux films de Jean-Luc Godard. Depuis les premiers temps de “l’interview promo” à la télévision, le réalisateur de Pierrot le Fou a su en comprendre les rouages aux fins d’exposer ses films à un large public, jusqu’à devenir lui-même la star de ses oeuvres auprès des médias, tant ses apparitions étaient autant attendues par une partie des téléspectateurs que redoutées par certains journalistes. Comment oublier Cannes 1985 et la tarte à la crème qui éclipsa complètement son film Détective ! Tandis que le réalisateur suisse prenait de plus en plus de liberté avec la narration dite classique, ses films sont devenus un genre en soi, ni tout à fait une fiction, ni un documentaire, ni un film expérimental, simplement un film de Godard. Pour répondre à Spielberg qui s’apprêtait à trouver la recette du film blockbuster à la fin des années 70, ouvrant la voie à un certain formalisme hollywoodien, Godard formule ce bon mot : « Toute histoire doit avoir un début, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre-là. »
Avec cette personnification sans précédent, chacun de ses nouveaux films est accueilli tantôt avec aversion tantôt avec dévotion, mais non sans une certaine perplexité. Il y a les spécialistes de Godard, qui semblent lire entre les photogrammes ou dans la juxtaposition de deux images ce qu’a pu vouloir dire le Maître. Il y a les amateurs de son œuvre qui, sans forcément chercher à comprendre l’entièreté de l’objet filmique, sont à l’affût du bon mot ou sont frappés par l’audace d’un plan. Il y a aussi un nombre non négligeable de personnes qui préfèreraient se faire arracher une dent plutôt que de devoir subir la projection d’un long métrage de ce cinéaste qu’ils jugent hermétique : « Moi Godard, il me gonfle avec ses airs prétentieux, ses gros cigares et ses petites phrases piégeuses ». Et sur ses petites phrases, on leur donne raison ! Ce qui est sûr, c’est que l’on peut difficilement faire entrer Le Livre d’image dans une case quelconque, au point d’avoir obligé Thierry Frémaux à créer une Palme Spéciale lors du festival de Cannes en 2018.
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« Montage, mon beau souci »
Celui qui a popularisé le jump cut dans A bout de souffle a délaissé progressivement la fiction au cours des années 90 pour se lancer à corps perdu dans une entreprise pour le moins aventureuse, celle d’archéologue de cinéma. Dans ce qu’il a nommé Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard a entrepris le projet titanesque de relater une histoire non chronologique du cinéma à travers une exploration de l’histoire du XXe siècle, mêlant des archives, des séquences de films, des tableaux, des dessins, des musiques et des citations littéraires ou philosophiques lues de sa voix si particulière.
Pour Le Livre d’image, le dispositif est identique. Même si dorénavant la voix manque parfois de souffle, les idées foisonnent. L’ermite des bords du lac Léman s’est mué en sculpteur d’images, triturant toujours plus les textures, forçant le format de l’image et saturant les couleurs. Il poursuit cette quête presqu’impossible qui consiste à s’adresser au spectateur de cinéma avec le pouvoir d’évocation des poètes. Après avoir fait apparaître une main à l’écran, il nous lit ces mots du philosophe Denis de Rougemont : « Il y a les cinq doigts. Les cinq sens. Les cinq parties du monde (…). La vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains. »
A partir de cette évocation, Godard construit son film en cinq mouvements. Le premier s’attache aux « remakes », que cela soit en art ou dans l’histoire. Le deuxième chapitre « Les Soirées de Saint-Pétersbourg » évoque la Russie réelle ou rêvée, chère au cinéaste. Le nom de la troisième partie est aussi un vers de Rilke : « Ces Fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages ». Le train et ses fructueuses accointances avec le cinéma, une ode à un moyen de transport à part dans l’histoire du XXème siècle, le plus meurtrier de tous. Godard mêle alors des images de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumières (1897) avec des images du siècle suivant, les précipitant dans le même wagon. Le quatrième thème abordé reprend le titre du livre de Montesquieu : L’Esprit des lois. Soit l’une des sources des rédacteurs des premières constitutions françaises, toujours d’actualité alors qu’un peu partout en Europe et dans le monde, le nationalisme et ses vieilles rengaines se parent de nouveaux atours.
Le cinquième et ultime acte « La Région centrale » (titre d’un film de Michael Snow en 1971) est probablement le plus dense. S’appuyant notamment sur les écrits lumineux d’Edward W. Saïd dans son livre Dans l’ombre de l’Occident / Les Arabes peuvent-ils parler ?, Godard déconstruit la représentation occidentale du monde arabe, puis poursuit sa réflexion dans une fibre plus fictionnelle accompagnée par la lecture de quelques pages d’Une ambition dans le désert de l’écrivain Albert Cossery. Cette partie rassemble des images archétypales de l’Orient tel qu’il a été vu par l’Occident et les déforme pour les confondre. Godard sature ainsi l’écran de clichés tout en utilisant le son en contrepoint : « Les Arabes n’intéressent pas le monde. Les musulmans non plus. Si l’islam retient politiquement l’attention, le monde arabe est décor et paysage. Le monde arabe s’il existe en tant que monde n’est jamais regardé en tant que tel. Il est toujours examiné comme un ensemble ». Godard ne cherche jamais à démontrer, mais expose le constat des rapports calamiteux entre deux mondes et le déplore, tout en espérant.
La forme poétique adoptée par Godard entretient un flou artistique qui confère à ce récit fait de collages une ambiguïté intrinsèque. On pourra lui reprocher de ne pas s’adresser au spectateur de façon limpide, préférant entretenir le doute. Mais n’était-elle pas là, au fond, la mission qu’il s’est secrètement assignée ? Instiller le doute chez le spectateur pour qu’ensuite il se mette à son tour à se questionner sur ce qu’il voit et ce qu’il entend, pour qu’il s’empare lui-même des sujets exposés par le cinéaste. En dépit de son constat funeste de l’état du monde, Godard nous laisse entrevoir une lueur d’espoir empreinte d’une détermination inébranlable : “(…) et si même rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances; les espérances resteraient l’utopie et seraient nécessaires.”
« Une utopie nécessaire »
Toujours sur le fil, à la recherche d’un équilibre instable, Le Livre d’image veut faire naître chez le spectateur des associations d’idées à partir d’impressions furtives. Cet assemblage qui agrège les contraires avance tel un bateau ivre. Mais, entre deux salves d’images d’archives et quelques notes d’une symphonie de Beethoven, l’espace d’un instant, la magie opère et la beauté se laisse entrevoir dans un film chaotique et dur. Cette alchimie méticuleusement construite exige de son spectateur non pas une culture encyclopédique mais une certaine disponibilité ou du moins une certaine curiosité. Des denrées rares et très prisées à notre époque. D’ailleurs, le choix de diffuser ce film sur le site d’Arte est intéressant car il laisse la possibilité à un public qui n’oserait pas ou ne pourrait pas se déplacer pour le voir en salle d’y avoir accès. Une façon de contrecarrer l’hermétisme apparent de cet objet et d’en faire une main tendue vers le public ?
Le Livre d’image s’achève comme un combat. Dans le calme après la tempête, on tente de rassembler les souvenirs de ce que l’on a pu voir et entendre. Toutefois, dans ce fatras de sons et d’images, des fulgurances qui résonnent comme des évidences : “ Il doit y avoir une révolution.”
Le Livre d’image. Un film de Jean-Luc Godard. Produit par Fabrice Aragno et Mitra Farahani, Directeur de la photographie : Fabrice Aragno, Montage : Jean-Luc Godard, Fabrice Aragno, Musique originale : Editions ECM. Une production : Casa Azul Films, Ecran Noir Productions, durée : 1h24.
Photo en Une : Jean-Luc Godard ©CASAAZULFILMS-ECRANNOIR