Gaspar en couilles
Gaspar Noé s’est entiché de ballroom et filme des jeunes danseurs cosmopolites et queer dans son dernier film Climax, vendu comme une promesse de scandale et un sommet de soufre. Formellement époustouflant, le film est une démonstration absolue du gâchis de talent et on plaindrait presque ce réalisateur virtuose, incapable de sortir de son addiction au SCANDALE pour le SCANDALE. En attendant, la Croisette, qui en en a vu d’autres, reprend une coupe de champagne et étouffe un bâillement avant de repartir vers de nouvelles aventures.
“On l’a tourné en quinze jours et on se retrouve à la Quinzaine.” Quand Gaspar Noé présente son film Climax avant la séance, il paraît guilleret et impatient. Comme quand on a préparé une bonne surprise et qu’on anticipe de découvrir le visage de la personne qu’on gâte. “On a tourné vite, on l’a monté vite, tu l’as pris vite”. Ces mots adressés à Edouard Waintrop, délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs, sont prononcés avec une telle candeur qu’ils désamorcent la défiance de l’entre-soi. Après tout ils sonnent comme une évidence. L’urgence de voir le film se fait pressante. Alors que la salle se remplit de beau monde – on aperçoit Chloé Sévigny et The Weeknd – Gaspar Noé fait des allers-retours agités, place les danseurs, pose pour les photographes, refait une entrée chorégraphiée et ovationnée. La tension est à son comble et on commence à en être persuadés : on va vivre quelque chose d’important. Et puis le réalisateur fait monter sur scène les comédiens du film, quasiment tous danseurs sans expérience du jeu, tous magnifiques, habillés avec style et panache. Parmi eux une créature mystérieuse parée de chaînes et un enfant de cinq ans. La joie est palpable, innocente. Et si la plus grande provocation de Gaspar Noé était d’avoir pris un chemin totalement inattendu? Et si le film était une ode à la danse, à la vie? Et si la plus grande subversion c’était l’innocence? À ce stade, l’impatience se fait trépignation. La scène est remplie, les comédiens font front, ils semblent protéger le réalisateur, tant malmené par le passé.
Puis Sofia Boutella, très émue, prend le micro pour rendre hommage à la chorégraphe “sans qui il n’y aurait pas de film”. Tiens, pourquoi Noé ne l’a-t-il pas fait monter sur scène? Une étourderie, l’émotion sans doute. Il présente ses personnages : la mère va nous faire pleurer ; Psyché (la créature de chaînes) est un personnage-clef, mystérieux, mais on va comprendre pourquoi, surtout ne partez pas avant la fin, et ne la racontez pas à vos amis, ça serait gâcher le plaisir ! Après ces préliminaires méthodiques, disons-le tout net on est bouillants. Parés pour Climax.
On n’arrivera pourtant jamais à l’orgasme. Mais la déception n’arrive pas tout de suite… Il faut le dire, il y a en réalité peu de sexe dans le film. On en parle beaucoup, on le suggère en permanence mais il existe très peu à l’écran. Dans un premier temps, malgré le malaise et le sentiment de gâchis qui nous envahissent graduellement, on se dit qu’au moins, en ayant l’intelligence d’éviter la représentation explicite du sexe, le film a une cohérence. On refait l’histoire : peut-être veut-il nous raconter que sans réussir à établir de connexion, les relations humaines virent au massacre et à l’hystérie. Rien de révolutionnaire. Mais soit. Sauf qu’évidemment, Noé n’arrive pas à se retenir et ses vieux démons finissent par rejaillir et nous exploser dans l’oeil sournoisement. Quand le film devient orgiaque et démoniaque, on se désole. Tellement de talent pour l’image et la mise en scène, à l’écran comme à la ville, pour rien. Tellement de talent gâché.
La méthode est rusée mais malgré son annonce choc en grosses lettres sur l’affiche, aucun scandale dans la salle. Des gens sont sortis mais très peu. C’était tellement compliqué de rentrer que seuls les inconditionnels ont fait l’effort. En réalité, il n’y a pas de provocation, car le film s’adresse à son public. Le public qui a choisi de défendre un réalisateur qui construit habilement son mythe maudit, seul face au reste du monde. C’est un accord tacite et une mythologie de cinéma. Mais sans propos, comment le film pourrait-il provoquer quoi que ce soit?
“Un film français et fier de l’être” prétend un carton en ouverture. Pourquoi se draper d’un drapeau français à paillettes pour ne défendre aucun propos politique? Le film démarre avec des confessions des danseurs, à la manière des télé-réalités. Ils sont questionnés sur leurs limites, ils confient presque tous ne pas en avoir et être prêts à tout. Sans surprise, nous en aurons la preuve en image. Mais c’est une illusion, car les limites que le film pense dépasser n’existent plus depuis longtemps. Noé construit sa propre histoire mais il ne peut pas effacer l’histoire du cinéma. Il le peut d’autant moins qu’il empile des références cinéphiles et littéraires pointues dès le début, pour surligner la filiation. Sauf que se rouler par terre en hurlant des obscénités relève plus des transgressions d’élèves de première année d’école de théâtre que des prérogatives d’un réalisateur confirmé.
Que restera-t-il du film? Rien, si ce n’est un grand sentiment de tristesse face à un gâchis d’une telle envergure. Peut-être que tourner en quinze jours et être pris à la Quinzaine n’est pas la meilleure chose qui puisse arriver à un réalisateur qui ferait mieux de se souvenir que la difficulté, matérielle, humaine ou cognitive, de s’exprimer par le cinéma est capitale pour la pertinence du processus créatif.