Fais-moi mal, César César César (César, fais-moi mal)
Ces gens ne sont pas comme nous. Ils sont si bien habillés, si bien coiffés, si beaux, et à la fois si… consistants. Depuis plus de quarante ans le cinéma se met en scène chaque année dans la cérémonie des César, et l’arrivée de Canal Plus comme partenaire a contribué à faire de cette soirée de gala un rendez-vous télévisuel incontournable. J’étais au collège quand j’ai commencé à m’y intéresser, comme à un dîner où je n’étais pas conviée, puisque j’étais une enfant et que je devais me coucher tôt car le lendemain il y avait école. Oui au fond, en plus d’être select, les César nous infantilisent. On se sent démunis puisqu’on n’a pas la moindre idée des moyens nécessaires pour accéder du bon côté de la barrière de velours. Quel est le mot de passe secret? Mystère. En attendant on jette des regards furtifs et clandestins avant d’aller au lit.
Petit à petit, regarder la cérémonie est devenu un rituel. À partir du lycée je me suis rendue tous les ans chez une amie pour regarder et commenter la soirée. On s’appuyait sur les éléments d’information qu’on se faisait une mission de dénicher pour déceler les blagues d’initiés. Après tout, on prenait à ce moment-là des cours de théâtre, on faisait presque partie de ce monde. On connaissait même des gens qui connaissaient des gens qui faisaient doublure lumière pendant les répétitions, si c’est pas le gratin ça franchement ! Les préoccupations des professionnels auraient pu m’intéresser aussi. On se souvient du discours de Pascale Ferrand sur le cinéma du milieu par exemple ou Jeanne Moreau qui parlait, déjà à l’époque, des difficultés de financement rencontrées dans le milieu. Mais j’avoue que je trouvais ces apartés gênantes et que je ne comprenais pas l’intérêt de gâcher la fête. Comme d’autres égarés, j’étais jeune et je venais de banlieue. Moi ce qui m’intéressait c’était les petits moments discrets qui pouvaient échapper aux regards distraits. Par exemple, les cadrages taquins pour mettre en miroir Fanny Ardant et Carole Bouquet, pendant leur période commune Gérard Depardieu ; le même Gérard Depardieu qui arrive saoul sur scène et Jean-Paul Rouve qui glisse un mot discrètement pour réconforter sa fille éplorée, Julie Depardieu ; ou encore le-sus nommé Jean-Paul Rouve qui dédicace son César à Patrick Dewaere, et à qui je dois d’ailleurs d’avoir fait un pari que j’honorerais peut-être un jour si je me retrouve à mon tour sur cette scène.
Election terrible
Ah nous y voilà, les masques tombent ! La vérité en ce qui me concerne c’est que bien avant d’assumer et même de verbaliser mes envies de cinéma, j’avais envie que le milieu du cinéma ait envie de moi, ou en tout cas, qu’il ait envie de m’accueillir à bras ouverts. C’est donc ça l’élitisme. C’est très inoffensif, au départ quand on y réfléchit. C’est se prendre pour Keanu Reeves parmi les hommes (ou les femmes, ou les non-binaires), et exiger d’être unique et spectaculaire. Une aspiration très bon enfant finalement. Et surtout très partagée. J’aurais l’occasion de me rendre compte plus tard des mille et une manières inventives qu’ont l’Académie et l’industrie de garder à distance les voix singulières et minoritaires. Mais ça, c’est une histoire pour plus tard.
Car l’élitisme de Mr et Mme Tout-le-monde constitue sans conteste le dénominateur commun qui nourrit l’attrait pour une cérémonie comme les César. Avant même la promesse d’un grand spectacle. Mais justement, le spectacle parlons-en ! Je garde des souvenirs diffus et désordonnés de quelques belles fulgurances, préméditées ou non. Comme la regrettée Anémone qui débarque en costume de Fanfan la Tulipe par exemple, ou encore Valérie Lemercier qui danse sur Zouk Machine et distribue des paniers garnis Petit Coraya, le fameux jambon de la mer. On n’a certainement pas tous les mêmes chouchous à ce niveau-là. Mais on sera sans doute nombreux à déplorer le refus de plus en plus flagrant du fameux “spectacle”. Comme si l’Académie traînait les pieds pour faire de la cérémonie télévisée un moment bassement festif, ou trop efficace. Résultat, ils y vont sans y aller. Même quand c’est Kad Merad qui est appelé pour réchauffer les coeurs esseulés de la grande famille du septième art, l’accueil de la salle est si glacial qu’on se demande l’intérêt de la démarche (en plus de compatir avec lui).
Bienvenu au Cabaret (mais pas trop) !
Trop efficace est un mot que j’ai entendu prononcé un jour à propos d’un scénario de court-métrage, débattu dans une commission de financement. Si j’aborde le sujet c’est parce que je pense qu’il s’agit de la manifestation d’un malaise profond de l’industrie hexagonale qui n’arrive toujours pas à se résoudre, à grand renfort de Deleuze et de Roland Barthes, à s’abandonner dans le divertissement au moment opportun. Alors entendons-nous bien, loin de moi l’idée de faire la misère à ces brillants sociologues de l’image et de l’imaginaire, ni à eux ni à d’autres d’ailleurs. Mais pour en revenir aux César, il semble que s’ils deviennent à ce point assommants à regarder, ce n’est pas du tout anecdotique. Car si personne ne sait ce que ça signifie au fond d’être français, on remarque quand même que souvent dans le cinéma dit français on adhère corps et âme au principe de la gravité tenue pour synonyme absolu de consistance. Ainsi, rien ne semble être pire que de ne pas paraître profond. Parce que le cinéma vous comprenez, c’est solennel. On a toute la pression de l’exception culturelle sur le dos, on ne va quand même non plus pas s’éparpiller avec des bêtises superficielles. Position bien regrettable quand on pense à la force d’un film comme Cabaret par exemple. Après tout, à quoi sert de créer une cérémonie festive et d’investir un music-hall, mais à contrecoeur?
Certes l’état global du monde de l’art et des médias est préoccupant. L’état global du monde tout court aussi, d’ailleurs. Et la question de l’ADN et de la survie du cinéma français est une question épineuse. Mais pourtant, faire du cinéma, est-ce que ce n’est pas décider de prendre un chemin de traverse afin d’apporter aux autres la légèreté nécessaire pour faire face à la gravité ambiante? Faire du cinéma n’est-ce pas choisir de faire partie d’un monde à part, certes un peu sérieux, mais un peu ridicule aussi, toujours vivant et parfois vital, forcément généreux? Or quand on regarde les César, on se dit que ce monde d’élite ne prend même plus la peine de faire semblant de nous inviter. On est pourtant très bon public, on n’attend que le coup de sifflet qui lancerait le jeu. Et même, on aurait presque l’impression que cet univers de lumière et d’illusion choisit tout seul de remiser ses paillettes au placard parce qu’il n’aurait pas le temps pour les conneries. En bref, on se retrouve face à un monde du cinéma autant en crise que le reste du monde, incapable désormais d’être un remède. Alors, comment lui dire qu’on l’aime toujours mais qu’il nous peine ? Nous écoutera-t-il seulement? Rien n’est moins sûr. En attendant, comme on est sans doute vraiment un peu maso, on s’accroche, on boit frais et on garde espoir, en regardant les César.