Et maintenant ? Du cinéma français au temps du corona
Le cinéma français n’avait pas vu venir les rouleaux déchaînés de la crise sanitaire actuelle, ni les mesures drastiques imposées au moment du confinement. Plus de deux mois après la réouverture des salles et la reprise des tournages, certains comptent sur Robert Pattinson pour sauver le monde et l’industrie. Mais le sort, et le Covid, nous auront rappelé que Batman aussi est humain malgré tout. Et maintenant? En France, le gouvernement a annoncé le montant des aides d’urgence allouées au Septième Art. Tout peut-il donc redémarrer comme avant? Au-delà des chiffres et des statistiques, un rappel important. Tout comme le Soleil Vert, le ciné c’est des gens. Partons à la rencontre de ceux qui doivent tous les matins se rappeler pourquoi ils ont choisi ce métier, même quand la pandémie s’invite dans l’air du temps.
Un virus laisse peu de marge pour négocier. Or quand on travaille dans le cinéma, c’est comme s’entendre dire que la terre est plate et sans gravité. Eiffel de Martin Bourboulon, biopic métallique avec Romain Duris et Emma Mckey, est parmi les premiers, et plus gros, des tournages interrompus à avoir repris en juin au moment du déconfinement. Assistant plateau sur le film, Julien se rappelle son état d’esprit. Le tournage était prévu en deux parties et le film était en fin de préparation de la deuxième période quand le confinement a brisé l’élan. “On devait reprendre le jour où tout a été arrêté”. La production a déployé tout de suite le chômage partiel pour l’équipe et maintenu un contact régulier par mail, pour préserver l’enthousiasme et aussi informer. “Ils nous ont envoyé un tutoriel sur comment bien se laver les mains avec de la peinture bleue”. Après un confinement difficile, “je me suis jamais autant engueulé avec mon frère”, il était soulagé et heureux de retrouver le chemin des plateaux. Dès que le feu vert de la reprise a été donné, l’équipe n’a en effet pas eu besoin de se faire prier. “À aucun moment j’ai pensé Covid sur le film tellement j’étais dans notre aventure de raconter Eiffel”. La production a pris en charge les tests PCR. Les prises de sang étaient, elles, soumises à des frais supplémentaires à la charge de chacun. Aucun cas détecté ou quatorzaine ne sont venus casser la dynamique de cette reprise, et Julien n’a ressenti aucune difficulté à s’adapter aux mesures sanitaires. Il faut dire que les moyens étaient massivement déployés : masques en couleur pour tout le monde changés matin et soir, distribution du gel toutes les heures par une infirmière, table régie protégée par une plaque en plexi, équipe costume harnachée en combinaison, etc. Sans doute grâce à une production qui a pu couvrir le surcoût mais aussi grâce au sang-froid d’une équipe expérimentée. “Les chefs de poste, c’étaient que des reustas”. La nature même de l’organisation d’un plateau est en adéquation avec cette organisation selon lui. “De toute façon la hiérarchie existait déjà. On cherche toujours à ce qu’il n’y ait pas trop de monde à la face (NB : rayon délimité par le champ, devant la caméra), à évacuer ceux qui n’ont pas besoin d’être là. Le cinéma c’est un navire de guerre, sauf qu’on fait de la création”. Et elle avait un sens particulier cette bataille-là : “Tout le monde avait conscience du péril sur l’industrie. On a vraiment fait gaffe parce qu’on était chanceux de pouvoir reprendre et qu’un problème chez nous pouvait tout stopper pour les autres”.
La guerre est souvent question de ressources. Ogre d’Arnaud Malherbe a recommencé à se tourner au même moment qu’Eiffel et a reçu lui aussi beaucoup d’attention médiatique au moment du déconfinement. Pourtant la différence de “gamme” des deux films a largement impacté la marge de manoeuvre des aménagements sanitaires. “Eux c’est l’Empire et nous c’est la Rébellion”, plaisante le principal intéressé. Eiffel avait en effet un budget de 23.7 millions d’euros, dont 300 000 de frais générés par le retard et le protocole Covid. Avec une enveloppe de 2 millions, Ogre, un film fantastique avec Ana Girardot, “des effets spéciaux, des enfants et des animaux”, manquait déjà d’argent avant la pandémie. Réalisateur confirmé (il a co-créé la série Chefs dont il a réalisé les deux saisons), Malherbe a l’habitude de se battre pour faire exister ses projets. “C’est le jeu, on le sait”. Il s’est pourtant senti démuni face à cet ennemi invisible et paralysant. “On est terrassés, on n’a pas d’armes. Là c’est Dieu qui dit non. Je crois pas en Dieu, mais c’est quelque chose qui vient du haut et qui dit non”. Son producteur et lui ont maintenu un lien avec l’équipe pendant tout l’arrêt du tournage “même pour dire qu’on savait pas”. Malherbe se souvient des journées impuissantes, suspendues aux directives du gouvernement et rythmées par les compte-rendus de réunions fantoches avec les assureurs, bien incapables de statuer sur quoi que ce soit. “En vrai de vrai, personne ne savait rien de rien. De toute façon, de base, une pandémie les assureurs, ils n’assurent pas. Dans le monde entier les seuls tournages qui étaient assurés contre une pandémie mondiale, c’était Netflix. Mais une fois que c’est déclaré, c’est comme assurer le réchauffement climatique. Tu veux faire quoi, ça arrive déjà ». Arnaud Malherbe, qui porte son projet depuis dix ans, avait l’impression de glisser dans une dimension parallèle. Mais, à la première fenêtre de tir, tout le monde était mobilisé pour reprendre malgré un protocole sanitaire parvenu“trop tard” et jugé abscons. “Les gens voulaient travailler. Et avaient besoin de travailler. On a discuté tous ensemble, avec des membres de l’équipe qui ont des responsabilités syndicales et qui connaissaient des choses. En fait, le protocole c’était plus des conseils et incitations que quelque chose d’encadré. […] Aucun réal, aucun assistant réal ne siège dans le comité du CCHSCT”. Aucune commission Covid non plus pour se déplacer sur le tournage dans le Morvan. Et l’ambiance de reprise a été studieuse et apaisée. “Heureusement aucun comédien n’a psychoté parce que sinon c’était terminé”. Malherbe se souvient de la confession d’une personne de l’équipe à qui l’interdiction d’exercer son métier a rappelé à quel point elle l’aimait : “On fait ce qu’on aime faire et on pense à autre chose”. Une concession au Covid difficile à digérer? “Non encore une fois on manquait déjà d’argent. On a fait que des modifications qui pouvaient coller artistiquement”. Par exemple une séquence de fête foraine, laissée au dernier jour de tournage avec moitié moins de figurants. “Le Covid a rendu des choses plus difficiles mais n’a pas altéré le film, ce qui était très loin d’être gagné”.
Une autre fête foraine aura eu moins de chance : celle de Jumbo, le premier long-métrage de Zoé Wittock avec Noémie Merlant, produit par Insolence Productions. Anaïs Bertrand, qui a fondé cette société et porté le projet depuis six ans, espérait faire 30 000 entrées avec le film sorti le 1er juillet au lieu du 18 mars prévu initialement. Il n’en aura fait que 7 000. Interrogée sur le nombre qu’elle espérait faire “normalement”, Anaïs Bertrand reste évasive. “Je ne peux pas te répondre, je ne sais pas.” La difficulté se comprend. “Je suis une fataliste-optimiste. Quand quelque chose arrive j’accepte, ça doit être mon éducation judéo-chrétienne. J’essaye de digérer vite et de voir ce qu’on peut faire”. Malgré la déception elle continue de croire à un avenir pour le film. Surtout qu’elle constate un vrai engouement de la part d’une base internationale de fans qui partagent des dessins, des affiches, des podcasts, etc. “Jumbo a un vrai potentiel de film culte. C’est précieux d’avoir un film comme ça dans son catalogue. Et s’il n’a pas trouvé 100 000 spectateurs en France, ce n’est pas une raison de ne pas l’exploiter”. Un enseignement qu’elle tire de cette expérience ? “On l’a rendu assez grand public, il aurait pu être beaucoup plus niche. Ici (sur le marché français) il faut être identifié soit clairement auteur, soit clairement genre”. Elle développe d’ailleurs deux nouveaux longs-métrages : un slasher, sans retenue, et un film d’auteur. Une question en suspens dans le contexte actuel : produire des films pour quels moyens de diffusion? Les plateformes, nouvel Eldorado, sont submergées de projets tandis que les distributeurs, et leurs sorties en retard, sont bloqués par l’espace nécessaire entre deux films de la même maison pour assurer une promotion dans de bonnes conditions. De plus, la législation actuelle qui encadre les sorties sur plateformes prive les films et les réalisateur.ice.s du circuit des festivals et des rencontres qui vont avec. Une concession non négligeable. Au moment du confinement, Jumbo est pourtant sorti en VOD Premium en Belgique et au Luxembourg avant d’être exploité en salles dans ces “petits pays” dès que l’opportunité s’est présentée. Ce principe hybride semble plus simple chez nos voisins, où “il y a moins de gens dans les discussions”. Peut-être un bilan à tirer d’une certaine rigidité. ”Les choses vont changer ça s’est sûr et il va falloir y réfléchir. Le Covid va accélérer un processus de mutation sur lequel on aurait déjà dû avancer.”
Du changement, beaucoup sont là pour en réclamer. Amel Lacombe gérante de la société Eurozoom, spécialisée dans la distribution de films d’animation japonais, préparait la ressortie d’Akira depuis longtemps. En plus de la fermeture des salles, l’annulation des Jeux Olympiques d’été aura tout bouleversé. “Il a toujours été question de le sortir pendant les JO de Tokyo, qui sont en toile de fond dans le film”. Comment travailler sur un calendrier de sorties sans aucune visibilité ? Une question à laquelle elle ne pensait pas devoir répondre un jour. “Préparer la réouverture a été très difficile car nous n’avions aucune idée de la date ou des modalités de réouverture. Nous avons pu survivre grâce au processus de chômage technique et au prêt mis en place par le gouvernement. Mais ce prêt, il faudra le rembourser un jour. La situation reste très tendue.” Avec un bon bouche-à-oreille, le pari Akira, en salles depuis le 19 août, donne tout de même des raisons de se réjouir. Il reste pourtant des frustrations persistantes pour Amel Lacombe sur l’état du marché : “Les films indépendants ne sont que des pis-aller pour les salles qui font leur beurre avec les films de majors US, ou françaises, mais aussi les fameux films cannois. Avec l’annulation de Cannes cette année, puis le report des sorties US, les salles étaient perdues, comme si elles découvraient qu’il y a aussi des films qui méritent de marcher en dehors de ces 2 catégories. Je n’ai rien contre les blockbusters US mais je suis affligée de voir qu’en leur absence les salles n’arrivent pas à communiquer à leur public l’envie de voir autre chose.” Fatiguée du son de cloche “Tenet sauvera-t-il le cinéma?”, @AmelEurozoom ne porte – a priori – pas de cape mais donne de la voix sur les réseaux sociaux pour rappeler qu’il n’y a pas de fatalité.
Un monde de pure imagination
Si tous les yeux sont rivés sur Robert Pattinson, ce n’est pas que par plaisir. En effet, le système de financement français, pour le résumer rapidement, repose sur le prélèvement d’une taxe ponctionnée sur chaque place de cinéma. La fameuse TSA. À travers les chiffres des entrées, ce n’est donc pas juste la survie des salles qui est en jeu, même si le sujet mérite intérêt, mais également un manque à gagner éventuel pour des futurs investissements, sur le cinéma d’auteur notamment. Une co-dépendance loin d’être équilibrée qui explique en partie les réactions passionnées sur le sujet. “Tu peux gueuler sur Disney, tu peux utiliser toute sorte de langage, mais quand tu vois les entrées du Roi Lion tout le monde est gagnant derrière. L’année prochaine, quand il y aura moins de sous parce qu’il y aura eu moins d’entrées, tout le monde va tirer la gueule”. Un constat énoncé par un chargé éditorial chez un diffuseur Pay TV qui prévoit également des gros bouleversements sur le flux : “La chrono pour nous c’est huit mois après la sortie en salles, donc avec quatre mois sans sortie le premier semestre 2021 va être compliqué”. Une référence à la légendaire chronologie des médias, dont la réforme est en cours de discussion. Cette mesure franco-française régit les conditions d’exploitation, sur les différents supports de diffusion, des films financés par les chaînes de télévision. Revenu au bureau dès l’annonce du déconfinement (“j’en pouvais plus de bosser chez moi”), notre homme a rencontré une baisse dans son activité de visionnage pendant un moment, avant d’être amené à voir des films tournés pendant le confinement. Mais “ce qui se passe dans les appartements par webcam, c’est pas très intéressant”. Le manque de “grosses cartouches” est d’ailleurs lui aussi source d’inquiétude car il peut très vite se transformer en perte d’abonnés. Que pense-t-il des ventes aux plateformes de Pinocchio, Forte ou encore Brutus vs Cesar, tous pré-achetés à la base par des Pay TV? “Les distributeurs ne le font pas de bon coeur, ça crée un truc un peu bancal. Les films se retrouvent sur des plateformes internationales alors qu’ils n’auraient pas existé sans le système français”. En effet, un préachat de Pay TV pour un film encore à l’état de projet est souvent le signal de lancement pour débloquer le reste du plan de financement. Cinéphile avide et assidu, ce chargé éditorial confie aller en salles cinq à six fois par semaine mais sans sacraliser le lieu pour autant. “Je les regarde en salles parce qu’ils sont en salles, mais au fond je préfère qu’un film soit visible. L’argument de communion en salle, oui ça peut arriver, mais j’ai l’impression que c’est plus un élément de langage pour faire venir les gens. En festival oui, il y a une effervescence quand tu sors. Mais j’ai jamais vu d’effervescence ou d’attroupement en sortant d’un film un soir”. Il n’a pas de problème non plus avec les gens qui regardent des films sur Iphone ou Ipad, “Pour moi le film compte plus que la salle”.
Et ça tombe bien, des films, on continue d’en tourner. Marie Dubas, fondatrice de la société Deuxième Ligne Films, prépare le tournage en octobre, en Normandie, Bretagne, Île-de-France et Haute-Savoie, de La Vraie Famille, deuxième long-métrage de Fabien Gorgeart (Diane a les épaules) avec Mélanie Thierry et Félix Moati, coproduit avec Petit Film (Grave, La Fille au Bracelet). Après avoir profité au maximum de ce “congé sabbatique contraint” et saisi l’opportunité de voir ses enfants grandir “au moindre millimètre”, Marie Dubas n’est pas mécontente de retrouver le chemin des plateaux. Pourtant la perspective n’est pas sans lever son lot de stress et d’incertitude. “Je trouve quand même qu’un film ne mérite pas qu’on fasse mourir quelqu’un, même indirectement”. Si la mortalité sur un plateau a toujours été un risque patenté, le Covid l’intensifie sans permettre autre chose que planifier de l’abstrait. Car malgré l’existence du fameux protocole de producteurs ratifié par les assureurs spécialisés, la réalité est “beaucoup plus perfide que ça”. “En temps normal personne n’assure de risque devenu plausible, c’est le principe. Et certains disent que les producteurs ont paniqué et signé trop vite. Le protocole est archi couteux et ultra nazi. Il permet à un assureur de dire : à la moindre preuve que vous n’avez pas respecté à la lettre, je ne pourrais pas indemniser, désolé”. Pourtant les assureurs ne sont pas en première ligne, c’est le CNC, sous certaines conditions comme la dépense d’au moins 25% du budget à date, qui couvre les pertes en cas d’arrêt de tournage pour quatorzaine. S’il reste des frais, selon d’autres règles, l’assurance peut ensuite être sollicitée. Mais là encore l’arbitraire semble roi. Les assureurs ne prennent en charge que les arrêts de travail pour incapacité des “postes indispensables” à savoir réalisateur.ice, chef op, comédiennes, comédiens. “Si c’est un perchman, va te faire foutre, même s’il l’a refilé à tout le monde.”
De plus les courtiers exigent que l’ensemble de l’équipe ait fait un test PCR, bien que cela constitue dans les faits une discrimination à l’embauche. “Tu peux le proposer et croiser les doigts très fort pour que tout le monde le fasse. En menaçant de mort certaines personnes proches, en l’occurrence le réal, pour qu’il le fasse devant tout le monde, de façon bien spectaculaire et héroïque pour encourager les autres”. Des situations dignes d’un film de Bong Joon-Ho. Marie Dubas doit également faire face au refus de ses assureurs de prendre en charge pour risque Covid les personnes de plus de 75 ans et les enfants de moins de 9 ans. Or un de ses comédiens principaux est un enfant de 6 ans : “S’il attrape le Covid, on lui pète le bras”. Des plaisanteries qui aident sans doute à évacuer l’angoisse. “Entre la prépa et le tournage, je vais serrer les fesses pendant treize semaines”. Aucune visibilité non plus en cas d’ordonnance de confinement localisé. Quant au fond d’urgence du CNC, il n’est effectif que jusqu’au 31 décembre prochain. Que va-t-il se passer après cette date? Mystère. “C’est pour ça que tout le monde tourne. Impossible de trouver une caméra en ce moment. Ça dégueule de tournages, l’Hexagone. C’est une drôle de période”. Fille de médecins, “une bonne mire”, Dubas pourrait-elle envisager de faire marche arrière ? “Il y a un côté complètement Banzaï!, mais je suis la plus stressée de toute l’équipe. Les autres ne se polluent pas l’esprit. Le réalisateur avance, c’est une économie psychique logique. Je suis bien obligée d’exercer mon travail, ce n’est pas criminel ce que je suis en train de faire”. Dubas, qui ne se paye pas sur ce film (“on a provisionné des imprévus c’est tout”), a pu compter depuis le début sur le soutien de son distributeur Le Pacte. Même si les bouleversements récents du marché ont prolongé les négociations sur le montant de leur engagement (minimum garanti) et sur les conditions de remontées. “Visiblement les distributeurs qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont un gros fond de catalogue et qui ont passé l’été à placer leurs films sur des plateformes. C’est clair et net que les plateformes ont un gros appétit de contenus. Et les chaînes aussi parce qu’elles ne se sont pas fait livrer et qu’elles ont des grilles à remplir. Pour des structures avec une masse critique moyenne type Le Pacte ça doit être plus angoissant. Ils sont frappés par une plus grande incertitude que nous. De quelle façon tu pourras exercer ton métier à l’avenir? Moi en tant que productrice j’aurai toujours du boulot. La question c’est, est-ce que j’ai envie de continuer à l’exercer dans de nouvelles conditions?”.
Forcé d’imaginer de nouvelles façons de travailler, c’est aussi le constat en bout de chaîne de Leo Soesanto, programmateur à la Semaine de la Critique. Mais la prise de conscience a été progressive : “Je me disais que ce ne serait que partie remise à 2021 pour une édition comme au bon vieux temps, celui de l’année dernière. Maintenant, au vu de la fluctuation de la situation sanitaire et du casse-tête des festivals à réconcilier précaution et incarnation, je suis beaucoup plus prudent”. Entre les échos et les chiffres de la Mostra de Venise, le festival du Film Américain de Deauville contraint de se réinventer sans Américains et les mesures prises par le festival de Londres, tout semble confirmer ce sentiment. Et mine de rien, la remise en question est loin d’être anodine. Sollicité sur les prospectives à venir selon lui, Soesanto a d’abord répondu : “je fais de l’introspection dans une grotte et je reviens vers toi”. Finesse du trait d’esprit, vertige existentiel? Et pour cause, comme l’exprime si bien le flegmatique Don Draper dans Mad Men : “A new idea is something, which they don’t know yet, so of course it is not gonna come up as an option” (traduction grossière : Une nouvelle idée n’existe pas tant qu’on n’y a pas pensé.) S’il prévoit un mode de travail inchangé pour visionner et repérer les films, Soesanto s’attend à un Cannes 2021 “un peu plus rétréci” en ce qui concerne aussi bien les films sélectionnés, les festivaliers, que les invités. « Dans tous les cas, un retour complet au monde d’avant avec les queues interminables de festivaliers paraîtra étrange : et en cela, Tenet est le film idoine de notre époque. Vouloir revenir dans le passé, c’est y aller à reculons, comme un crabe condamné à être ébouillanté ». Pourtant une programmatrice de festival en région parisienne, suspendue de son côté au maintien de l’édition 2020 qu’elle continue de préparer, confie recevoir des réactions épidermiques, pouvant aller jusqu’aux insultes, quand elle propose l’alternative de diffusion en ligne aux distributeurs des films qu’elle a sélectionnés.
Nouveau Normal
Au milieu des crises métaphysiques, certaines choses demeurent malgré tout inchangées. C’est ce que rapporte une assistante commerciale et événementiel dans un gros réseau d’exploitants. “Honnêtement ça n’a pas bouleversé mon quotidien, à part une atmosphère un peu bizarre. Revenir dans nos bureaux après trois mois c’est un peu comme s’il y avait eu une espèce d’apocalypse, qu’on reprenait place dans notre espace et qu’on se le réappropriait”. Surveiller les masques et les jauges de spectateurs? “C’est devenu normal”. Chargée d’organiser les avant-premières équipe et public, elle a vite retrouvé ses marques. “Mon job est une suite d’automatismes. Je fais exactement les même gestes qu’avant sauf que j’en rajoute. Je désinfecte les micros, je les mets dans des paniers”. Et si toutes les dates programmées avant le confinement ont été annulées ou décalées, son calendrier était de nouveau rempli jusqu’à fin décembre deux semaines après la réouverture. Pourtant certaines choses ont tout de même évolué. Exemple : finis les cocktails et les carrés VIP festifs pour les films présentés. “On évite absolument la spontanéité”. Pas toujours facile à entendre pour les distributeurs qui organisent les soirées et demandent encore si tel ou telle réalisateur.ice peut faire monter trente personnes de son équipe sur scène. “Notre angoisse c’est qu’un réal décide d’appeler tout d’un coup dix personnes qui vont enlever leur masque et se passer le micro. Parfois on se demande s’ils ont conscience qu’il y a une pandémie”. Mais elle reconnaît qu’elle trouve tout de même rassurant de constater que les distributeurs aussi reprennent eux aussi leurs habitudes d’avant. “Eux ils négocient jusqu’au dernier sou et nous on est obligés de mettre le hola. On leur donne une jauge de places exonérées, ils essayent d’en gratter vingt de plus, je trouve ça plutôt chouette”. Comme reprendre une partie de Jumanji laissée en suspens. Pourtant il reste beaucoup d’inconnues et le quotidien nécessite de l’adaptation et des aménagements. Passée à temps partiel jusqu’au 31 décembre, cette cinéphile assidue s’habitue à travailler un jour de moins, “Avec la baisse d’activité, une journée de travail en plus ne serait pas justifiée”. Elle en profite pour reprendre ses habitudes. Elle va voir trois à quatre films en salles par semaine après le travail, mais pas dans le même cinéma, “sinon je n’oublie pas que je suis au boulot”. Oublier fait en effet partie de son “expérience spectatrice” : “Beaucoup de choses théoriques sont complètement évacuées quand tu vas dans la salle”. Est-elle perturbée par les paradoxes qu’on a pu relever sur les directives sanitaires? “J’avoue avoir du mal à me positionner. Moi-même je trouve ça plutôt incohérent, mais en temps qu’exploitant je me dis que c’est le sel du métier. Sans confiserie la recette est négligeable”. Une réflexion en référence à la dérogation popcorn qui, après des semaines de valse-hésitation et d’atermoiements, a promulgué l’exception du port obligatoire du masque en salles en cas de consommation de maïs soufflé et de bonbons. “Les incohérences on en trouve dans tous les secteurs d’activité, comme le train par exemple. Mais c’est sûr que c’est pas pareil, le cinéma est un loisir, un divertissement”.
Vision d’avenir
Un divertissement pour lequel certain.e.s sont prêt.e.s à tout sacrifier. Une productrice qui préfère rester anonyme rejoint le constat collégial d’une crise qui couvait depuis de longues années. “En trois mois ça a bousculé l’ordre de diffusion et d’exploitation des films qui était voué à mourir plutôt en deux ans”. Et, selon elle, le problème vient de la manière d’envisager la fabrication puisque, “le cinéma en lui-même n’est pas fabriqué avec et par un tissu varié d’individus”. Après une expérience de 15 ans dans le long-métrage “à des postes différents”, elle vient tout juste d’ouvrir sa société qui développe sans distinction des projets multi formats, web, télévision et cinéma. “ Tout le monde m’a dit : ne fais pas ça! Ce n’est pas les mêmes interlocuteurs, tu vas avoir du mal à te faire identifier”. Mais elle continue d’y croire et contre toute attente la crise a renforcé sa conviction : “J’ai toujours pensé que la solution c’est de décloisonner”. Le Covid ajoute un facteur de risque à son modèle émergent mais elle n’envisage pas du tout de renoncer : “la plupart de mes projets sont déjà des projets qu’il ne faut pas faire. L’insécurité est un paramètre qui était déjà opérant”. Interrogée sur ce qu’elle entend par la mort annoncée du système français, elle rappelle d’abord que l’industrie “manque de souplesse”. Exemple, les sociétés qui produisent à la fois pour le cinéma et l’audiovisuel – “quid du web?” – possèdent plusieurs fonds de soutien, c’est-à-dire des comptes automatiques avec date de péremption générés par le CNC en fonction des chiffres d’exploitation de leurs projets. Or, jusqu’à présent, il n’est pas possible d’utiliser l’argent d’un fond de soutien cinéma pour le réinvestir sur un projet télé. Il lui paraît “nécessaire et urgent” de repenser ce cadre “trop contraignant”. “Tout le monde va hurler mais c’est évident”.
Selon elle, l’industrie n’a pas tout de suite compris qu’elle devait se réinventer face à la lente perte de pouvoir de Canal Plus, longtemps considéré comme le Grand Argentier du film français. La directive européenne SMA, destinée à réguler les quotas d’investissement des plateformes dans les productions européennes et françaises, va-t-elle pallier le manque à gagner? Elle avoue sans détour ne pas y compter : “Beaucoup de professionnels se disent, OK Canal n’est plus là mais Macron va arriver pour dire à Amazon et Netflix d’investir avec des quotas et tout redeviendra comme avant. Je n’y crois pas trente secondes”. Il paraît en effet peu probable que l’Etat français parvienne à obtenir une “clause de diversité” identique à celle qui avait été concertée avec Canal Plus. Diversité au sens variété dans les budgets des films. “Ils n’arriveront pas à l’imposer, c’est sûr que non”. Concrètement, un blockbuster français pourra donc tout à fait rentrer dans les obligations d’investissement, creusant un peu plus la “bataille déjà perdue” avec les films à moyen et petit budget. Pourtant, ce nouveau bouleversement pourrait selon elle apporter de nouvelles opportunités de production. “Ces groupes-là sont déjà attirés par des signatures grand public et idéalement ça pourrait laisser de la place pour que les hertziennes fassent enfin leur travail d’investir sur des moyens budgets”. Le modèle traditionnel de financement des films prévoit en effet une deuxième fenêtre de diffusion hertzienne après la priorité des chaînes payantes, dites Pay TV. Un mécanisme qui semble lui aussi grippé. “Quand tu vois que Bonello pour son 20eme film est encore chez Arte, qui va aller chez Arte? Ou Audiard, encore sur France 3 ou France 2 ? Il fait je sais combien de millions d’entrées!”. Elle rappelle qu’”un jeune auteur” pouvait à une époque suivre un parcours balisé sur les canaux hertziens film après film, passant de Arte, à France 3, puis France 2, puis M6 ou TF1. “Les patrons de chaîne ne jouent pas le jeu, Audiard ne leur suffit pas. Mais si les plateformes trustent tous les très gros budgets, les hertziennes vont faire quoi?”. Une possible carte à jouer. En tous les cas, il lui paraît très improbable que le parc de salles de cinéma demeure inchangé. “Les investissements du gouvernement ne vont déjà pas couvrir les pertes de la cessation d’activité, ils ne vont pas pouvoir mettre au pot éternellement”. Quelle solution pour les salles ? Et si les plateformes, qui portent déjà toutes dans leur ADN le principe du décloisonnement, décidaient de s’intéresser à l’exploitation? “Soit les réseaux d’exploitants vont revendre des salles et donc ça va être racheté par autre chose que des cinémas. Soit les plateformes vont se porter acquéreurs de certaines salles. Ils ne vont pas être dans l’idée de conserver le parc tel qu’il est, mais par contre ils pourront réfléchir à comment offrir jusqu’au bout une expérience cinéma à leurs abonnés”. En d’autres termes, (au hasard) Netflix pourrait décider de proposer une continuité de son offre à la carte en personnalisant la salle comme un évènement. Quand on voit que certaines salles indépendantes le font déjà, difficile d’imaginer que les gros groupes n’y ont pas pensé. “J’aime passionnément le cinéma, j’aime passionnément voir les films en salles et je serai toujours à dire que l’expérience n’a pas d’équivalent. Mais c’est obligé que ça se décloisonne et je pense que c’est favorable à la création”. Elle préconise de ne plus perdre de temps à mettre les salles et le numérique dos à dos et de se recentrer sur les nouveaux paramètres fondamentaux. “Beaucoup de gens du cinéma ne considèrent pas du tout le spectateur et pensent qu’ils sont seuls à savoir ce qu’il faut montrer. Mais ça n’est plus possible de penser comme ça, les gens ont accès à tout. Très jeunes, ils ont l’oeil aiguisé”. Quitte à investir en parallèle dans l’éducation à l’image. “C’est nécessaire à condition d’être en adéquation avec la représentation de la société d’aujourd’hui. Le Covid a accéléré l’accès numérique à l’éducation autant qu’il a accéléré la propension du spectateur à regarder les films en ligne, il y a une convergence contre laquelle on ne peut pas lutter. La seule chose à retenir c’est que le spectateur est roi”.
Les cessations d’activité imposées par le Covid auront ébranlé tout un système déjà, par bien des aspects, fragile et défaillant. Alors qu’il est très difficile de délimiter les frontières fluctuantes de l’Empire et de la Rébellion, de nombreux professionnels, hommes et femmes, continuent d’y croire et de s’engager pour bâtir leur vision sans visibilité. Comme le fait remarquer Anaïs Bertrand, “il faut être acteur du changement”. Et continuer de se projeter.