DOULEUR ET GLOIRE : Tout sur le rideau de perles arc-en-ciel de ma mère
Pour son dernier film Douleur et gloire, en sélection officielle et en salles simultanément, Pedro Almodóvar franchit un cap dans l’auto-fiction. Il met en scène Antonio Banderas dans le rôle d’un réalisateur en proie à des douleurs et des pathologies chroniques, bloqué dans son énergie vitale et créatrice par les blessures intimes de son passé. Par une mise en scène d’une maîtrise époustouflante, l’ancien trublion de la Movida parvient à transmettre une émotion d’autant plus forte qu’elle est tout aussi poétique que politique.
Une caverne ! Tout ce que son mari a trouvé pour loger sa famille, c’est une sordide caverne ! Jacinta est une mère de famille au solide sens pratique. Elle est interprétée par une Penelope Cruz toujours tellement radieuse qu’on préfère éviter les lieux communs pour la qualifier. Portée par le charisme de Cruz, Jacinta est donc une femme pauvre certes, mais une femme digne. Et elle n’en revient pas quand son mari les installe son fils Salvador et elle dans une maison souterraine taillée à même la pierre, au sein d’une communauté modeste de Paterna, province de Valence. Pourtant très vite, Jacinta trouve le moyen d’améliorer l’ordinaire. Elle sait tirer profit des opportunités et marchander pour faire repeindre les murs de sa caverne à la chaux, faire construire un évier, indispensable pour la cuisine, mais aussi faire poser des céramiques colorées pour égayer le quotidien et transformer le logis en un vrai foyer. C’est presque par principe qu’elle apporte ainsi sa touche personnelle à son environnement, incapable qu’elle est d’oublier la précarité, la valeur du pain et des sous-entendus, mais tout aussi incapable de renoncer au rêve et au style. Jacinta habite dans une caverne d’accord, mais une caverne avec un rideau de perles arc-en-ciel à l’entrée. Qu’on se le dise.
Cette mère à la fois “Courage & Fougue” est la gardienne des clefs de l’état mental de Salvador Mallo, soit Antonio Banderas, réalisateur épuisé et perdu. Almodóvar reste donc obsédé par sa mère, mais il passe une étape dans la mise en scène de ses souvenirs, aussi personnels que fictifs. D’ailleurs il précise qu’il ne s’agit pas pour lui d’une autobiographie, même si Salvador est évidemment né de lui. On est finalement dans la mise en scène du rêve que Almodóvar fait de lui-même. Est-ce que les réalisateurs électriques rêvent la nuit ? La preuve en image que oui. Un rêve précis, incarné dans l’artifice des décors et des accessoires d’une beauté et d’une poésie à couper le souffle. Incarné également dans les corps de ses comédiens, Banderas et Cruz notamment, toujours fidèles au poste, constituant sans doute un autre type de famille pour le réalisateur madrilène. Ainsi leur intimité conduit à une finesse d’interprétation impressionnante. On serait d’ailleurs très heureux de voir repartir Banderas avec un Prix. C’est beau un acteur qui travaille à faire oublier qu’il travaille. Comme le rappelle Salvador : “Un vrai acteur ne pleure pas, il retient ses larmes”.
D’ailleurs, si l’engagement ressenti pour le récit et les personnages est total, on est touché également par la manière qu’a Almodóvar de prendre du recul sur lui-même et de donner à voir ce recul, sans pour autant se perdre dans la distanciation ou l’ironie. Aucune surintellectualisation chez ce réalisateur qui calibre pourtant tout au millimètre. Incontestable maître du style, il déploie désormais les palettes de la maturité émotionnelle. Alors certes on a tendance à se méfier des films de la maturité, tout comme des albums de la maturité, et on a bien raison. Mais il se trouve que Douleur et gloire est un film sur la maturité. Antonio Banderas, ému en conférence de presse, parle de film de réconciliation. Et c’est l’alliage de deux cerveaux de cinéma, le gauche et le droit, qui lui permet de s’aventurer dans le premier degré le plus total. Il part donc à l’attaque de ces conversations familiales ou amoureuses qu’on reporte toujours aux calendes grecques, épouvantés à l’idée de devoir nommer des choses aussi simples que le désir, la déception, l’amour ou le sentiment de trahison. Le point de vue, intime et sans camouflage, dépeint avec finesse et ampleur ces émotions basiques, capables de nous pulvériser quand on les garde enfouies. Mais pas de crainte, on retrouve tout de même ça et là les traces de la folie des premiers films de l’extravagant Ibère. Après tout, le jeune Pedro tient de sa mère. Et sa mère sait comment on décore une caverne, qu’on se le dise.
Douleur et gloire. Un film de Pedro Almodóvar. Avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Leonardo Sbaraglia, Nora Navas, Penelope Cruz, , Cecilia Roth… Durée : 1h52. Sélection : Cannes // Compétition officielle. Sortie France : 17 mai 2019.
Photo en Une : © El Deseo – Manolo Pavón.