Parler à la télévision
Peu de personnages ont aussi bien incarné la condition du téléspectateur accroché à son écran que la charmante grand-mère Saracen de Friday Night Lights. De sa tendre passivité face à la télévision et aux aventures de son petit-fils jusqu’à ses désillusions de reine du quotidien (dans une séquence culte, Lorraine regarde ses émissions avec une tiare en toc sur la tête), elle nous renvoie un miroir troublant de ce que signifie « regarder la télé ». Nous qui enfilons une couronne de monarque absolu pour juger ce qui sort de nos écrans, nous nous surprenons souvent à nous sentir très vieux devant tout ce qu’on a déjà vu et entendu. Parfois, cette chère madame Saracen s’adresse à sa télévision et dans ces cas-là, j’ai l’impression de voir mon reflet comme dans une mise en abyme. Je vous avoue cela sans honte car contrairement aux apparences, il ne s’agit pas là d’un canal de communication à sens unique. Oui, la télévision nous parle, il faut donc bien lui répondre !
Cet article à été mis à jour le 12 avril 2022
Parler pour tisser un lien : quand la télévision cherche à se rendre réelle à nos oreilles
À une époque, la télévision était méprisée parce qu’elle était quotidienne et familière. À l’image des dieux mineurs et domestiques de l’Antiquité, elle tenait sagement son second rang derrière le grand écran. Et tandis que le cinéma était un genre haut aux images léchées, la télévision devait rester petite et tenir dans un coin du salon. Cette distinction reposait sur tout un système complexe que le soin apporté à l’image au sein de la démarcation ciné/télé rendait visible. C’est dans le registre du comique que cette distinction était la plus nette. Ainsi certaines de ses séries ont embrassé fièrement ce statut, allant jusqu’à donner aux personnages la liberté de s’adresser directement au spectateur en ouvrant un canal de communication via la voix off ou les regards caméra. Cela semble anecdotique et relever principalement d’un ressort comique, mais ce genre de pratiques était l’aboutissement d’un long travail qui a commencé avec les clins d’œil de Ma sorcière bien aimée pour faire tomber cette barrière de verre qu’est l’écran : les premiers balbutiements d’une télévision qui nous parle. Aujourd’hui, des séries comme FleaBag ont fait un pas supplémentaire : il ne s’agit plus seulement, comme avec les commentaires sarcastiques de Malcolm, de vous faire participer à la blague mais de vous plonger dans l’inconscient du protagoniste. Si, comme le disait Lacan, l’inconscient est structuré comme un langage, alors le langage doit donner accès à l’inconscient. Euphoria, avec son image si belle et son intérêt central pour les corps, est très symptomatique du désir de la Peak TV de s’affirmer comme le genre hégémonique ayant remplacé le cinéma. Dès lors, il nous semble pertinent d’interroger sur ce qu’est devenue la parole de la télévision dans cette redistribution des pouvoirs. Est-ce qu’on assiste à un monde où l’écriture sérielle se divise dans une nouvelle dichotomie du mot contre l’image ? Qu’est-ce que les mots de la télé pourraient nous dire de plus que sa si puissante image ?
La télévision : un terrain de bataille avec le droit à la parole pour enjeu ?
Ce qui frappe avec la série Euphoria, c’est qu’elle nous montre une adolescence allant de soi. Comme si la place qu’occupait ses jeunes personnes (aussi difficile soit-elle) ne leur était jamais disputée. Il y aurait un monde (une terre ?) nommé « Adolescence » où les adolescents vivraient comme un groupe autarcique. Lorsque l’on compare cette représentation de l’adolescence avec celles d’une époque où le petit écran était un genre mineur, on découvre que l’adolescence dans des séries comme Angela ou Freaks and Geeks était montrée, certes par des codes visuels (principalement les costumes dans le cas de ces deux séries) mais surtout par la parole. Il s’agissait de confronter deux discours : celui des adolescents contre celui des adultes qui les assignent à une place de dominés par la loi parentale, la hiérarchisation sociale du lycée ou, comme dans Dawson pour les respectifs Pacey, Joey, Jake et Andie, celle de la maltraitance, de la pauvreté, de l’homophobie et de la psychophobie. Dès lors, le principal enjeu de ses séries devenait celui de pouvoir émettre une parole qui pourrait, à défaut de toujours pouvoir les défendre, au moins de les faire exister face à celle qui les domine. La série Felicity, qui a été créée sur le même modèle que Dawson pour atteindre le même public, ne s’y est pas trompée et à mis au centre de son dispositif une héroïne qui enregistre le récit de sa vie sur un magnétophone. Au regard des standards actuels, certaines de ces séries semblent terriblement bavardes, mais d’autres incarnent le brio et l’inventivité langagière de leur époque.
Comment ne pas évoquer le flot rapide et terriblement brillant de la parole des Gilmore Girls ? Si l’ère loquace de la télévision des années 2000 a bien produit un chef d’œuvre bavard, c’est bien celui-là. Avec Gilmore Girls, Amy Sherman-Palladino a inventé une série qui utilise les dialogues comme les danseurs utilisent leurs corps. L’éloquence y est à l’œuvre : il s’agit de parler intelligemment, vite et bien, de manier le sarcasme et l’ironie tout en buvant du café et en construisant un monde hautement féministe. Dans l’univers de ses assassines de la parole, les hommes ne sont que des satellites nébuleux, toujours au second plan d’une vie autonome qu’elles ont créé à deux. La toute première scène de la série s’ouvre sur une Lorelaï usant de ses mots pour éloigner des importuns de sa fille Rory. Comme au théâtre, il y a des quiproquos et une confusion des rôles qui sont utilisés par la protagoniste pour tenir la dragée haute à ses adversaires. Gilmore Girls et ses accents théâtraux entretient une filiation assumée avec la screwball comedy : un genre comique du cinéma des années 30 qui repose principalement sur la fulgurance de ses réparties et la loufoquerie de personnages qui refusent de se conformer aux sages archétypes que la société attend d’eux. Dans Gilmore Girls comme dans les screwball, on parle beaucoup pour étourdir la censure ! La parole est une boursouflure qui naît après la blessure de la contrainte. Avec cette série, la télé nous offre un discours minoritaire dans une période de backlash féministe, où une nouvelle vague de comédies romantiques cherche à replacer les femmes dans une dépendance affective aux hommes. C’est l’âge d’or de Hugh Grant et la société tente de nous faire croire que la vie n’a pas de sens sans une déclaration d’amour dans un aéroport. Lorelaï, à rebours de cette tendance, semble dire : « la chose la plus importante pour moi n’est pas le bel homme qui me sert le café mais le fait de parler à ma fille. Je ne cherche pas à lui trouver un père. Je ne cherche pas non plus à me trouver un mari. Notre dialogue nous suffit et nous allons nous dépêcher de le mitrailler avant que vous n’ayez le temps de comprendre ce qui vous arrive ». Le flot des paroles se déverse si vite qu’il s’impose comme allant de soi.
Aujourd’hui, une série comme Gilmore Girls ne se ferait plus. On tenterait de corriger son principal trait de caractère comme un défaut. Étiquetée bavarde, on demanderait à cette série d’aller se pencher du côté de l’image. Le passé de femme de ménage de Lorelaï (dont on entend souvent parler mais qu’aucun flashback ne montre jamais) et les difficultés qu’elle a eu en tant que fille-mère ne seraient plus crues sur parole. Il faudrait qu’on montre ces épreuves pour qu’elles gagnent en crédibilité. D’ailleurs, on est en droit de se demander si le récent succès de la série Maid ne repose pas sur le soin qu’elle apporte à dépeindre précisément la condition d’une femme de ménage. On y voit la protagoniste en train de compter les centimes, de récurer les toilettes, de subir le mépris de ses patrons, etc… Tout y est montré et non raconté : comme si entendre, au contraire de voir, ne voulait pas dire croire. Pourtant la parole, si peu crédible qu’elle soit, est bien à craindre.
Une parole dangereuse
Parmi les nombreux accomplissements des Sopranos, il y a celui de nous avoir fait quitter les rives délicieusement naïves de la télé des années 90, qui traitait la parole comme un pouvoir magique. La langue de la télévision faisait alors advenir la réalité dès lors qu’elle était prononcée. Il suffisait que quelque chose soit dit pour qu’il se mette à exister : qu’on songe à ce que les simples mots « NFS », « Chimie », « Iono » ont fait pour le succès et la crédibilité médicale d’Urgences. On peut également s’interroger sur les raisons qui poussaient Buffy à tenir un petit laïus avant chaque exécution de vampires. L’humour de Buffy participe-t-il de sa condition de tueuse de vampires autant que ses pieux ? Avec Les Sopranos, un tournant décisif s’opère. La télévision se demande si ce pouvoir du langage sur lequel elle repose en partie n’est pas une source de danger. Dans le monde des Sopranos, parler c’est avoir la possibilité de dénoncer et d’être dénoncé. Quand la menace provient des autres, on peut toujours recourir à l’assassinat (le moyen le plus efficace de convoquer le silence). Mais que faire quand le danger vient de nous-même ? Les Sopranos met en scène un inconscient qui désobéit, qui trompe et qui s’empare des commandes. Le héros de la série a des crises de panique, sa santé mentale semble vouloir parler à sa place. Tony décide alors de prendre rendez-vous avec une psy. Ainsi, la série (entre beaucoup d’autres choses) est le spectacle de la parole qui se surveille elle-même. C’est pourquoi la thérapie entreprise par Tony, n’est jamais une source d’amélioration personnelle mais uniquement le moyen de garder un œil sur cet ennemi intérieur qu’est son inconscient. Non content d’avoir à surveiller les mots qui sortent de sa propre bouche, il doit également subir la violence de sa famille, car à la violence physique, qui est le risque naturel de son métier de mafieux, s’ajoute la terrible violence des mots de sa mère et de son oncle Junior. Ainsi, contrairement au célèbre Don Draper de Mad Men qui utilise le verbe comme une puissance exercée sur l’autre ainsi qu’une manière de s’inventer, Tony est bien la victime de la parole. Il la subit partout et même quand il réussit à la contrer par la force physique, on assiste au poids qu’elle fait peser sur lui et ses deux familles. Au sein de sa famille généalogique, elle revêt la forme de l’humiliation et de la douleur tandis qu’avec sa famiglia de mafieux, elle représente la potentielle trahison, la prison ou la mort. Pour autant, Les Sopranos ne renonce pas tout à fait à un certain pouvoir du langage. Ainsi, les sorties comiques de Paulie sont devenues cultes comme lors d’une scène mythique où il parle d’un « décorateur intérieur » pour faire allusion à un tueur à gage. L’oncle Junior, dont la parole est toujours acérée, peut parfois se montrer très drôle. À un policier qui voudrait le voir passer à table, il répond : « And I want to fuck Angie Dickinson, let’s see who gets lucky first » (“ Et moi je voudrais coucher avec Angie Dickinson” ). L’ humour des dialogues a ainsi participé au succès de la série. Si dans l’univers des Sopranos il y a une alternative limpide donnée aux personnages : parler ou se taire, avec pour chacune des alternatives des risques et des opportunités clairement définies, dans The Americans il n’y a pas de choix.
Parler comme se taire est également dangereux et il n’y a jamais rien à gagner. Tout dans cette série semble consister à essayer de retarder la trahison inévitable qu’est le langage. The Americans raconte l’histoire de deux agents du KGB qui quittent leur Russie natale et leurs prénoms de naissance pour devenir « Philip » et « Elizabeth » afin d’endosser le rôle de Monsieur et Madame Tout-le-monde aux États-Unis. Pour eux, l’anglais est une langue d’emprunt qui doit à tout prix leur coller à la peau aussi bien que leur langue maternelle : il en va de leur survie, de l’intérêt de l’union soviétique et de l’équilibre de leurs enfants qui ignorent tout de la double vie de leurs parents. Se superpose à cette situation complexe un langage de l’amour brouillé : celui de ce couple qui n’en est pas vraiment un. En effet, Philip et Elizabeth ont contracté un mariage de raison orchestré par le KGB et ses généraux. Pourtant, aussi faux que ce mariage soit, ils doivent comme les vrais couples se méfier de ce que les mots peuvent provoquer d’amour chez l’autre. À la fois époux et collègues de travail, ces espions passent autant de temps à mettre sur écoute des américains qu’à surveiller ce qu’ils se disent après avoir couché les enfants. Parmi les personnages secondaires très intéressants de The Americans, Gregory me semble être un des personnages de l’histoire de la télévision incarnant le mieux les dangers de la parole. Il est également un de ceux dont les silences disent autant que les mots. Contrairement à Elizabeth et Philip, Gregory est célibataire. Il est né et a grandi aux États-Unis. C’est-à-dire que son identité n’est pas liée à une coexistence : personne n’est attaché à son nom dans l’état civil et sa naissance est bien enregistrée par un acte dans l’un des appareils administratifs de son pays. Ainsi, et contrairement aux deux protagonistes, tous les mots qui le définissent confirment son existence. Pourtant, et alors qu’il jouit de la sécurité que lui offre ses vérités, Gregory fait lui aussi un choix radical qui implique sa liberté et ses sentiments. Très épris d’Elizabeth, il va se retrouver face au dilemme suivant : parler et trahir son amour ou se taire et encore trahir son amour. Grégory est ainsi un homme qui se définit autant par le fait de parler que par celui de garder le silence. Pourtant, malgré les mauvaises cartes qui lui sont distribuées, il réussit à se recréer la possibilité de choisir. Il a pu ainsi tout déterminer : et les mots qu’il a prononcés et le silence qu’il a gagné, et l’amour qu’il a donné (on espère que vous regarderez la série et que ces mots vous apparaîtront moins sibyllins). L’espionnage, tout comme la relation amoureuse, repose sur une certaine capacité à garder son masque longtemps. En amour, comment parler lorsque ce que l’on a à dire pourrait nous trahir ? Comment parler quand on vit dans la terreur que nos mots puissent nous révéler comme indigne d’être aimé ? Cette retenue apeurée est brillamment mise en scène dans Normal People, qui fait de la parole un enjeu principal : quels sont les mots de l’amour ? Qu’est-ce qu’on vit de l’amour quand on a la parole pour véhicule ? La série montre l’enlisement qu’il ne peut manquer d’arriver quand on tombe amoureux. Cette lente chute provoque la prudence : il vaut mieux se taire et attendre d’entendre enfin l’autre… Les deux héros de la série, Connell et Marianne, rencontrent l’orgueil, la peur, la raison, les préjugés et tout un tas d’autres titres de romans de Jane Austen qui viennent barrer la route à des sentiments qui ont du mal à se déployer sans le soutien des mots pour les faire grandir. Les corps des protagonistes essayent de prendre le relais mais le vide laissé par certaines paroles ne semble pouvoir être comblé par aucune étreinte. Les malentendus s’accumulent. Dans cette série très réussie et actuellement diffusée sur France 5, on voit l’amour travailler comme une véritable force de la nature contre les périls du langage.
Une parole inefficace : quand parler révèle des échecs fascinants
Pourquoi est-ce si important de surveiller ce que l’on a à dire quand l’amour est en jeu ? Quand on achète l’amour au prix des mots que l’on prononce, on ne sait jamais ce qu’on vient de payer. La célèbre série Ally McBeal montre tout au long de ses cinq saisons l’usure des mots de l’amour. Ally passe son temps à parler à sens unique, elle dit tout de l’amour, tout ce qu’on lui a promis qu’il contenait. En faisant cela, elle met à jour ce que l’amour veut concrètement dire et comment cette invention collective lui en demande continuellement plus ; comment les sous-textes de l’amour (les chansons, les films et les poèmes) peuvent produire un poison contre le sentiment amoureux. Les roses rouges, les chocolats en forme de cœur et Barry White semblent se réunir pour tirer tout un tas de compromissions aux femmes qui veulent faire reconnaître leurs besoins affectifs au sein d’une société patriarcale. Ally choisit d’être bavarde, de noyer le poisson, en attendant que quelque chose de mieux lui soit proposé. Lors de la seconde saison, quand l’homme qu’elle aime depuis l’enfance lui dit « Love is wasted on you, Ally », il y a une révélation du personnage. Il s’agit désormais pour Ally de remonter le cours de la violence de ces mots pour reconstruire un langage à rebours de l’amour et de cette destruction initiale. Ally passe son temps à parler : elle plaide, chante et bavarde. Elle accepte de tout prononcer, n’hésite pas à défendre au tribunal des gens qui portent plainte contre le Père Noël, des clients qui possèdent des crochets de pirates, des collègues qui ont le nez qui siffle. On retrouve ici, comme avec Gilmore Girls, la loufoquerie comme terrain de liberté. Tout est bon pourvu qu’Ally puisse parler et tenter de faire advenir les mots d’amour. On ne peut que constater l’influence certaine d’Ally McBeal sur Crazy ex-girlfriend où là encore la parole et le chant sont utilisés comme des moyens de déni d’une certaine réalité. Si on en croit Alfred de Musset (ce théoricien du « théâtre dans un fauteuil » qui aurait sans doute été un grand scénariste), quand on parle on arrive trop tard : l’amour est déjà gâté. Mais qu’Ally soit toujours un peu en retard, qu’elle s’évertue à croire aux paroles vaines d’un amour que la télévision, le cinéma, les romans et la musique lui ont appris à couvrir d’un romantisme qui éteint tout n’est pas nécessairement le plus important. Le fait que la protagoniste parle autant (et souvent seule) fait justement d’elle une des plus grandes héroïnes de fiction depuis Don Quichotte. Car échouer en parlant et chantant sera toujours plus beau que de réussir dans le silence de la mort.
On a commencé ce long article en parlant de l’adolescence et maintenant que celui-ci se termine sur le thème de l’échec, je voudrais évoquer la géniale série de Michaela Coel, Chewing-gum. Elle montre avec beaucoup de talent la difficulté qu’il y a à maîtriser le langage quand on est adolescent. Tracey, l’héroïne passe d’approximations en lapsus, de quiproquo en bégaiements et ce qui se met le plus souvent en travers de son chemin est sa propre bouche. Lors d’une scène hilarante, elle entre chez le pharmacien pour acheter une pilule du lendemain (dont elle n’a pas vraiment besoin) et repart les mains vides après avoir dit à son pharmacien qu’elle s’appelait Beyoncé ! Cette sous-maîtrise du langage, que tous les adolescents traversent et que Coel montre avec beaucoup d’humour, me semble à mettre en relation avec le personnage de The Young Pope, Lenny. En 2016, Paolo Sorrentino mettait en scène Jude Law dans The Young Pope. La série montrait l’arrivée au pouvoir d’un pape d’une quarantaine d’années qui maîtrise à merveille le langage. Au point qu’après l’avoir utilisé pour se hisser à la plus haute distinction possible, il n’hésite pas à en faire une arme qu’il utilise avec force pour obtenir un pouvoir encore plus grand. Ce que cette parole peut produire comme potentielle violence n’intéresse pas Lenny. Il est aveuglé par l’ivresse que ses propres mots lui donnent. À la différence de Tracey qui, malgré sa jeunesse et sa maladresse, frappe par son équilibre intérieur, Lenny use d’une voix qui sait se diriger avec la précision fatale d’une flèche, sans pour autant être en mesure d’atteindre une quelconque forme de majorité émotionnelle. L’homme peine à faire taire l’enfant malheureux qu’il y a en lui et, alors que sa parole fait mouche à chaque fois, tous ses cieux sont vides et résonnent d’un silence qui le renvoie sans cesse à sa place de Pape sans foi et d’enfant sans mot.
Aujourd’hui il est indéniable que la parole (et en particulier celle qui constitue la fiction) connaît une ère de crise. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur les ventes de livres et constater à quel point la non-fiction écrase la fiction. Les temps que nous vivons semblent nous pousser à nous demander comment croire le moindre mot sortant de la bouche de quiconque ayant un tant soit peu de pouvoir. Et comment prêter attention à une fiction que n’importe quel fait divers peut rendre caduque quasi immédiatement ? Il est intéressant que cette période de crise de la parole arrive à une période d’hégémonie de la série. Comme s’il nous fallait devoir répéter les choses pour qu’on puisse vraiment les entendre. La série Succession semble avoir déjà interrogé l’évolution de la fiction qui doute de sa parole et anticipe dans son écriture une nouvelle façon de considérer le dialogue comme moteur de l’intrigue. Dans Succession, les dialogues sont tous chargés d’un maximum de sens et d’enjeux émotionnels. La parole y est présente sur le mode du surrégime, au point qu’elle devient parfois difficile à suivre et que l’on se demande si l’on n’est pas au théâtre. On assiste à la (re)naissance d’une parole spectaculaire. Cette forme de théâtralité n’est pas sans fasciner les téléspectateurs. Il semblerait ainsi que GrandMa’ Saracen, vous et moi ayons encore beaucoup de choses à dire à nos écrans. Votre tiare est-elle prête ?
Crédits Photo : Ally Mcbeal © D. R.