Dark Waters : L’étang moderne
Dans son dernier film, Todd Haynes (Safe, Carol), maître du mélodrame, met en scène l’insoutenable légèreté de la pollution industrielle de masse. Un film lanceur d’alerte mais sobre et même un peu austère, entre autres paradoxes…
Dark Waters a les nerfs aussi stoïques et pragmatiques que ceux de son protagoniste Robert Bilott. La gravité de l’affaire, très largement inspirée d’une histoire vraie, aurait pourtant justifié une émeute. Mais en réalité c’est un long chemin de croix qui a fini par porter ses fruits. Bienheureux l’avocat d’affaires aux nerfs solides. Car il lui en a fallu de la patience à Bilott pour tenir la distance face au géant industriel DuPont De Nemours dans une bataille juridique qu’il n’avait jamais envisagée. Associé au sein de la firme Taft, Bilott est contacté à l’improviste par Wilbur Tennant, un fermier soupçonnant l’empoisonnement de son bétail. Placé du côté des corporations, Bilott n’est a priori pas la bonne personne pour l’aider. Mais sa nostalgie, son éthique et sa loyauté pour sa mamie (à l’origine de la mise en relation avec Tennant) vont rattraper Bilott. Et, malgré lui, il va découvrir comment DuPont a mis en oeuvre et dissimulé dès la fin des années 40 un vaste plan d’expérimentations dérégulées et toxiques afin de commercialiser le téflon et d’accroître sa part de marché monumentale. Vous savez le téflon, cette surface anti-adhésive star, censée faire le bonheur de la ménagère. Le tout au nez et à la barbe des instances gouvernementales américaines de vigilance industrielle, incapables de surveiller des substances qu’elles n’ont pas recensées au préalable. En bref, une histoire vraie de conspiration et d’empoisonnement de masse.
Keep calm and lanceur d’alerte
Conçu dans la lignée des films de “dénonciation” ou de paranoïa (Haynes cite la trilogie d’Alan Pakula, Révélations de Michael Mann), Dark Waters est troublant à appréhender avec le recul de notre époque où les lanceurs et lanceuses d’alertes sont de plus en plus nombreux et de plus en plus alarmistes, voire radicaux. Il est presque absurde de sortir de projection presse dans une salle prestigieuse des Champs-Elysées et d’entendre des collègues critiques débattre posément des qualités du film quand des faits aussi graves sont traités au cinéma avec autant de précision et de calme. Et de poésie atonale.
Le cinéma a-t-il passé un cap dans sa capacité à se vivre comme un outil révolutionnaire? Le film colle au tempérament de Robert Bilott, un homme aux valeurs traditionnelles et religieuses qui n’a a priori rien d’un outsider. Plutôt le genre à prendre les discours idéologiques dominants à la lettre, a priori. Il le dit dans le film, contrairement au Téflon, il adhère vraiment à l’idée que les compagnies industrielles ont à coeur les intérêts de l’Américain moyen et de sa famille. Il est très intéressant d’observer comment Haynes utilise la foi de Bilott, ou en tout cas son désir de vivre selon un système de valeurs idéalistes, pour construire un personnage de candide de l’establishment, poussé à devenir un rebelle malgré lui du fait de son besoin obsessionnel de rectitude.
Le film évite le spectaculaire mais il est haletant comme un chemin de croix. Mark Ruffalo, à l’origine du projet et engagé dans la cause écologique, incarne un Bilott obstiné jusqu’au sacrifice. Des années à parlementer, nager dans des tonnes de paperasse, à attendre, à ne rien pouvoir faire. Avec à la clef une réduction de salaire, l’isolement, la frustration de l’injustice jusqu’à en tomber malade. C’est une mise en scène de la solitude absolue. Même quand Bilott célèbre une petite victoire en famille au restaurant, un retournement de situation clôt la séquence par un plan large désolé sur un parking, comme un tableau perdu d’Edward Hopper.
Retour vers le Futur
Avec une direction artistique discrète mais maniaque (Anne Hathaway, qui joue l’épouse dévouée de l’avocat, porte parfois les robes de la véritable Sarah Bilott), Dark Waters est une reconstitution méticuleuse d’un milieu et d’une période, les années 2000. On a pourtant la sensation parfois d’être devant une représentation des années 50. Un grain de nostalgie flotte dans l’air et dans les eaux sombres du film. D’ailleurs, on aurait pu jurer que Dark Waters avait été tourné en 35mm. C’est pourtant la première oeuvre en numérique du réalisateur de Carol et de son chef opérateur Ed Lachman. Etonnant comme les années 2000 ont un air suranné avec un peu de recul. C’est pourtant un monde qui se pensait à la pointe du progrès (et quoi de mieux qu’un écran d’ordinateur qui charge Windows 2000 pour incarner le progrès?…). Le spectateur de Dark Waters aura très certainement traversé lui-même ces années en étant persuadé de vivre dans un monde en route vers le futur. Étonnant donc de revoir ce monde sous un nouveau jour, un monde d’hommes où les femmes continuent de choisir entre carrière et vie de famille et se sacrifient en silence. Anne Hathaway dans sa cuisine rappelle Julianne Moore dans Safe, ou encore Betty Draper dans Mad Men. Plus active dans ses choix, mais tout autant reléguée en ligue 2. Ce monde où les rapports de classe et de ségrégation raciale sont rappelés subtilement et influencent les comportements. On relève à ce propos le rôle mineur mais crucial de William Jackson Harper, seul avocat noir de la firme Taft qui sera un farouche opposant de Bilott. Un monde prétendument moderne où le méchant industriel est représenté par le si distingué Victor Garber, iconique architecte du Titanic en son temps. Un message subliminal?
Haynes ne cite pas Erin Brockovich dans ses références et pourtant on y pense tant les deux films, qui partagent le même chef-opérateur, se font écho. Bilott et Dark Waters dans son ensemble sont très loin de la sensibilité désinhibée, prolétaire et rentre-dedans du film oscarisé de Steven Soderbergh porté par la solaire Julia Roberts. Pourtant Haynes choisit une fin étonnante et convoque les “vraies gens” à l’origine de cette histoire d’injustice, cassant la bulle esthétique si précise du film. Ce dispositif n’avait pas été utilisé dans Erin Brockovich dont pourtant un carton de début rappelait le fameux genre “inspiré d’une histoire vraie”. Ce positionnement place Dark Waters dans un numéro d’équilibriste risqué mais assez remarquable. Ce dernier élan vient d’une certaine manière compléter la démarche d’intégrité absolue, presque irréelle, du personnage de Robert Bilott. Dans ce film sombre de dénonciation 2.0, l’esthétique est au service de la pudeur et les victoires sont aussi lucides que les eaux sont opaques et toxiques. Elles rappellent avec grâce qu’on est tous dans le même bateau, dopés au téflon et a priori désarmés face aux enjeux industriels de masse qui prétendent nous simplifier la vie.
Dark Waters. Un film réalisé par Todd Haynes. Avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Victor Garber, Tim Robbins, Bill Camp… USA. Durée : 02h08 . Genre : Biopic, Drame. Distributeur France : Le Pacte. Sortie le 26 février 2020.