Toi non plus tu n’as rien vu : Le drame absolu du déni de grossesse
Est-on coupable de nuire à un bébé quand on n’est pas conscient de lui avoir donné la vie ? Dans Toi non plus tu n’as rien vu, Béatrice Pollet aborde frontalement la question trouble du déni de grossesse et confronte son héroïne à une machine judiciaire larguée face au plus incompréhensible des mystères humains.
À l’origine de ce projet, un fait divers. Celui d’une femme qui, dans la panique et l’ignorance la plus totale, a donné naissance à un enfant dans son salon. Un enfant dont rien n’avait annoncé l’arrivée. Imaginez-vous, assise sur votre canapé, comme vous le faites quotidiennement, et soudainement, votre corps se crispe, des douleurs intenses surgissent et un petit être humain sort de votre ventre. L’enfant n’a pas survécu à cet accouchement inattendu. Et la justice française, dans ces cas-là, poursuit la mère pour homicide involontaire sur un mineur de moins de quinze ans. La condamnation peut être une peine de réclusion criminelle à perpétuité.
Ça vous paraît aberrant ? Vous n’êtes pas les seuls. Toi non plus tu n’as rien vu tisse son intrigue à partir de cette absurdité. Béatrice Pollet nous présente Claire, mère de famille aimante et joviale. Avocate, éduquée, elle est bien dans sa vie et dans sa famille. Jusqu’au jour où son mari la retrouve inconsciente et couverte de sang dans la cuisine. Le lendemain, Claire est mise en détention pour avoir mis en danger la vie d’un bébé qu’elle ne réalise pas avoir eu. Autour d’elle, c’est l’incompréhension générale. Claire avait ses règles, son ventre était plat : rien ne laissait présager qu’elle attendait un enfant. Peut-elle donc être jugée coupable de lui avoir nui ?
En toute (mé)connaissance de cause
Pour le monde médical, le déni de grossesse a longtemps été une énigme (et l’est sans doute toujours un peu). Si les médecins théorisent sur le concept depuis le XVIIe siècle, la notion de « déni » n’apparaît pas avant les années 1970 et peine encore aujourd’hui à être considérée comme une maladie psychiatrique. Pour la justice, c’est encore plus trouble. Si le déni de grossesse est complet (s’il perdure donc après l’accouchement) et si la vie du bébé est mise en danger, la mère est mise en accusation. Charge à ses avocats de prouver qu’à aucun moment de sa grossesse, l’accusée n’a été consciente de ce qui lui est arrivé. On imagine bien la difficulté de la chose, surtout face à des procureurs ou juges qui souffrent possiblement d’une grande méconnaissance du sujet… Comme le reste du monde, finalement. Dans le film de Béatrice Pollet, Claire est au centre de toutes les attentions. Tout le monde la scrute, observe chaque geste, chaque intention, chaque silence, chaque trémolo dans sa voix. Parce que personne ne comprend et ne parvient à saisir comment, neuf mois durant, une femme a pu ne pas se rendre compte qu’elle attendait un enfant. Et ce « personne » a le mérite de nous inclure, nous, les spectateurs. Nous qui assistons, médusés, à la mise en accusation d’une femme lunaire et mutique, qui évite tout interrogatoire, élude les questions personnelles et prétend ne jamais avoir eu ce bébé qu’elle aurait supposément abandonné dans la nuit, sur le couvercle d’une poubelle.
Face à ce sujet énigmatique et ô combien délicat, Béatrice Pollet a joué la carte de la pudeur et du factuel, pour expliquer au mieux l’intensité sourde du déni de grossesse. Plus didactique qu’émouvant, Toi non plus tu n’as rien vu prend donc la forme d’un document précieux et informatif sur un trouble psychique méconnu. À l’image des proches de Claire, le spectateur passe par la suspicion (elle ment forcément !) et l’incompréhension (comment est-ce possible ?), avant d’atteindre le stade de la compassion et de la sympathie. En se concentrant sur la construction de la défense de Claire en vue du procès, le film nous fait participer aux confrontations avec la procureure, d’une grande violence émotionnelle pour la victime, ou à la reconstitution de la nuit de l’accouchement. Un moment qui fait véritablement froid dans le dos. On pourrait reprocher au film ce côté très factuel et explicatif, mais il a le mérite de mettre en lumière un grand mystère humain et les conséquences directes de sa méconnaissance générale. Condamner, parfois à perpétuité, des femmes en pleine détresse est inhumain, irresponsable et insensé. S’il est donc imparfait par son concept (très documenté et, de fait, un peu désincarné), Toi non plus tu n’as rien vu donne un visage à un sujet de société difficile à appréhender et laisse ses spectateurs plus éduqués et sensibles qu’à leur arrivée. À une époque où le corps des femmes reste encore et toujours un grand sujet de discussions, le geste est aussi bienveillant que bienvenu.
Réalisé par Béatrice Pollet. Avec Maud Wyler, Géraldine Nakache, Grégoire Colin… France. 01h33. Genre : Drame, Thriller, Judiciaire. Distributeur : Jour2Fête. Sortie le 8 Mars 2023.
Crédits Photo : © Sensito Films.