Licorice Pizza : Dans la vallée de l’étrange
Après quelques années d’absence, Paul Thomas Anderson revient avec un coming of age ardent et nostalgique mêlant images de cartes postales, romance délicate et hommes égocentriques dans une San Fernando Valley au naturel qui fleure toujours aussi bon les seventies. Mais comment s’émouvoir dans le passé quand tous les protagonistes sont mégalos ? Analyse avec spoilers.
Stumblin IN
L’énergique Alana Kane (Alana Haim), assistante d’un photographe scolaire aux mains baladeuses, tombe fortuitement sur Gary (Cooper Hoffman, copie conforme de son père Philip Seymour Hoffman) dans une file d’attente pour se faire tirer le portrait. Pour rompre la monotonie, elle se laisse entraîner dans les combines farfelues du lycéen dont la jeune carrière d’acteur bat déjà de l’aile. C’est donc le destin, engrenage réglementaire des romcom, qui lance le « je t’aime, moi non plus » de ce couple décalé à plusieurs titres. Par l’âge d’abord, qui ne cesse jamais d’être un obstacle à leur union à cause notamment des ambitions divergentes des personnages, mais aussi par leurs personnalités obtuses. En manque d’attention, Alana est en effet tumultueuse et parfois lunatique, tandis que Gary semble autant obsédé par la gente féminine que par ses ambitions personnelles. Fort de son manque d’expérience, il lance autant de business qu’un jeune startupper sous cocaïne, les pattes d’eph’ en prime, avec le charme ambigu d’un vendeur dont il est difficile de savoir s’il vous a à la bonne ou cherche juste à vous embobiner. Alana a 25 ans (ou 28 ans selon son interlocuteur) et cherche à obtenir son autonomie, ce que l’inconscience juvénile du jeune homme semble lui offrir. Sauf que Gary est un adolescent qui se comporte comme tel, et après chaque retrouvaille, Alana, exténuée, se réfugie dans des relations qu’elle pense plus sérieuses sur le moment mais trahissent en réalité l’immaturité généralisée de la gente masculine qui gravite autour d’elle.
Une séquence encapsule à mon sens parfaitement les mécaniques de cette tension qui poussent Alana à se décourager. A mi-film, Alana conduit en marche arrière un camion de déménagement vidé de son essence dans une pente raide, un exploit tant l’opération s’avère potentiellement aussi impossible que mortelle. Une fois la tâche accomplie, fort excité par l’expérience, Gary se réjouit de la performance stupéfiante de sa dulcinée, tandis que cette dernière est choquée par le danger et le manque de discernement du jeune homme face à la situation. Elle sort du camion pour s’en aller loin de Gary et ses frères simulant une fellation avec un bidon d’essence, pour pleurer en dessous d’une annonce de recrutement pour la campagne du candidat à la mairie Joël Wachs. En plus d’être un moment de cinéma intense, la scène fonctionne comme le miroir de tous les hommes que la jeune femme infatigable rencontre pendant son périple : surexcités, phallocentrés et prêt à tout pour des sensations fortes.
It’s Raining Men
Paul Thomas Anderson enrichit le plus souvent ses histoires d’anecdotes excitantes bien qu’un peu larmoyantes, cousues en patchwork autour d’une réconciliation père/fils. Le mélodramatique mais saisissant Magnolia fonctionnait sur ce principe : une immense toile composée, riche en personnages qui cherchent l’absolution familiale sur de la musique pop rock. Et vu qu’on ne change pas une équipe qui gagne, Licorice Pizza poursuit pendant près de deux heures énergiques cette voie captivante. A ceci près que nos tourtereaux ne cherchent pas le pardon, mais une quête de sens pour rompre l’ennui dans la vallée de l’étrange. Et cela se ressent dans les plans de carrière d’Alana qui quitte son métier d’assistante après un geste déplacé de son patron, ou encore lorsqu’elle rejoint la campagne de Joël Wachs et semble s’intéresser subitement à la politique pour fuir l’imprudent Gary après le choc de la descente du camion. Chaque changement est ponctué par la découverte d’un nouveau personnage, le plus souvent de sexe masculin, avec de sérieux problèmes de communication.
Bradley Cooper en Jon Peters, animal provocateur à la coupe mi longue improbable, Sean Penn en dénicheur de talents imbuvable, ou encore Tom Waits en réalisateur sénile et saoul qui pousse à la mise en scène de guerre dans un parc à l’arrière d’un restaurant… Le film tient là un sacré panel de showmen démesurément virils dans des situations équivoques qui pourraient se résoudre par une simple conversation. Difficile de ne pas voir ces personnages comme des bribes d’un miroir brisé qui renvoient une image peu reluisante mais fidèle de Paul Thomas Anderson dont la réputation de control freak, vaniteux et colérique le précède. Un feu d’artifices de gêne, souvent très drôle et révélateur de l’ambiance de l’époque, jaillit cependant de ces personnages. Et bien que la mise en scène soit un peu maniérée, notamment dans certains mouvements de caméra trop sophistiqués et dispensables (la longue séquence de distribution de tracts pour la salle de jeu, pour ne citer qu’elle), on excuse les choix artistiques exubérants quand ils distillent autant de moments sincères de pur grotesque.
Je n’ai pas choisi le terme « grotesque » au hasard. Dans Malaise masculin, grotesque et adaptation filmique dans le cinéma américain des années soixante-dix, Elizabeth Mullen montre comment de nombreux cinéastes des années 70 expriment une obsession pour la « disparition de la masculinité » dans un geste d’exagération. Parmi les réalisateurs étudiés, beaucoup ont eu un impact significatif sur l’œuvre de Paul Thomas Anderson, que ce soit son mentor Robert Altman, ou encore Stanley Kubrick qu’il a rencontré sur le tournage de Eyes Wide Shut. Ces réalisateurs ont en commun une notoriété indissociable de leurs excès de colère et leurs egos disproportionnés. En cherchant la présence involontaire de malaise lié au genre (au sens de gender), Mullen souligne les contradictions de ces metteurs en scène qui peuvent se montrer très observateurs sur la façon dont s’exerce la violence psychologique et physique des hommes, tout en ne se remettant jamais en question eux-mêmes.
La filmographie de Paul Thomas Anderson est remplie de ses émotions paradoxales, d’entrepreneurs vantards et irascibles mais fragiles et maladroits, y compris dans Licorice Pizza. Mais dans ce dernier opus, il opère un peu différemment : c’est l’une des rares fois où ses personnages masculins sont tous volontairement risibles. Le montage laisse toujours un moment de silence dans les interactions pour les transformer en confusion et on se moque du comportement inapproprié des protagonistes masculins comme on rit de Hubert Bonisseur de La Bath dans OSS 117 : un rire gras qui se satisfait d’avoir remarqué les mâles inadaptés, mais peut facilement faire semblant de ne pas voir que la situation n’a pas tellement changé en 50 ans.
Pourtant, rien n’est amer dans l’expérience du film. Un doux filet d’été se pose sur chaque image et la chaleur n’est pas qu’une température saisonnière, elle se love autant dans l’improbable couple qui dévale la vallée à toute allure que dans le grain de la pellicule et de sa bande originale entraînante. Paul Thomas Anderson l’admet, la région est restée suffisamment immuable pour donner l’illusion d’une fiction se déroulant dans les années 70 sans l’effort d’une reconstitution plateau. L’expérience Licorice Pizza est un polaroid seventies pris en 2021 : les couleurs sont éclatantes et réconfortantes, mais diffusent un lent sentiment de malaise. Joël Wachs, l’ancien maire de Los Angeles, et protagoniste secondaire interprété par un Benny Safdie d’un calme olympien, faisait part dans une interview donnée à GQ de son impression contradictoire à la sortie du film qui rend si agréable la vie en Californie dans les années 70, alors même que de son côté, il devait tout faire pour masquer son homosexualité. Le film est ambigu sur son rapport au passé, il ne cesse de montrer des images d’Épinal, de mettre de la poudre aux yeux (après tout c’est du cinéma) tout en exposant une face pas très glorieuse de ses personnages pour lesquels il exprime une certaine tendresse. Cette pizza au réglisse est une montagne russe supplémentaire dans le parc d’attractions nostalgique pour le grand enfant de la San Fernando Valley. Surtout, n’oubliez pas de prendre votre bande originale dans la boutique souvenir !
Réalisé par Paul Thomas Anderson. Avec Alana Haim, Cooper Hoffman, Bradley Cooper… États-Unis. 02h13. Genres : Drame, Comédie, Romance. Distributeur : Universal Pictures International France. Sortie le 5 Janvier 2022.
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