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Kinds of Kindness : Le charme discret de la cruauté

Après un Lion d’Or au festival de Venise suivi de quatre Oscar pour Pauvres Créatures, Yórgos Lánthimos revient (déjà !) en compétition sur la Croisette avec un film à sketch farci d’humour noir. Fidèle à son mantra, il continue de trifouiller les tréfonds de l’âme humaine et permet à son acteur Jesse Plemons de repartir du Festival de Cannes avec le prix d’interprétation masculine.

Dès les premières secondes, la voix envoûtante d’Annie Lennox vient nous avertir  :

« Les doux rêves sont ainsi faits, Qui suis-je pour m’y opposer ? J’ai voyagé autour de la Terre et sur les 7 mers. Tout le monde cherche quelque chose. Certains veulent t’utiliser, d’autres veulent qu’on les utilise, d’autres veulent abuser de toi et certains veulent être maltraités. (…) Garde la tête haute et continue » (traduction des paroles de la célèbre chanson Sweet Dreams de Eurythmics)

Cette entrée en matière percutante donne immédiatement le ton du film et fait office de manifeste pour son réalisateur, l’installant dans une position qu’il affectionne tout particulièrement : celle d’observateur zélé des errements de l’espèce humaine. Dans ce nouvel opus ironiquement intitulé Kinds of Kindness (que l’on pourrait traduire par Différents genres de gentillesse si on était au Québec), Yórgos Lánthimos s’obstine à gratter inlassablement et avec application le vernis des conventions régissant la vie de nos sociétés occidentales. On retrouve ici son goût immodéré pour la transgression et les choix moraux cornéliens qui prennent la forme de jeux cruels, pervers et archaïques. Habitué des tapis rouges, il est l’un des rares cinéastes européens qui a réussi à faire des films aux États-Unis sans diluer son style particulier dans l’académisme hollywoodien (pour ne pas dire conformisme). Depuis Kinetta (2005), il poursuit ses expériences autour des questions d’autorité, d’emprise, de dépendance affective et de désir d’appartenance qui sont à chaque fois timidement contrebalancés par les vicissitudes du libre arbitre. Très inspiré par les films de Luis Buñuel (l’un de ses réalisateurs préférés) et notamment Le Fantôme de la liberté (coécrit par Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière), il prend à bras le corps chacune de ces problématiques et n’hésite pas à pousser les curseurs jusque dans le rouge (sang).

Il retrouve ici pour l’occasion, son complice et scénariste Efthymis Filippou avec qui il a aussi commis Canine (2009), Alps (2011), The Lobster (2015), Mise à mort du cerf sacré (2017). Cette fois encore le duo fait des étincelles et s’essaye ici à une forme alternative avec un trio d’histoires voisines l’une de l’autre où la présence à la fois anecdotique et mystérieuse d’un homme nommé R.M.F (Yorgos Stefanakos) sert de fil rouge à l’ensemble. On commence par La mort de R.M.F. où un homme tente de reprendre la main sur sa vie réglée de A à Z par son supérieur hiérarchique. Puis dans R.M.F. vole, un policier se pose des questions lorsqu’il voit réapparaître sa fiancée disparue. Le long métrage s’achève avec R.M.F. mange un sandwich où deux membres d’une secte sont à la recherche d’une jeune femme aux pouvoirs singuliers. Avec ce dispositif à entrées multiples, notre duo tisse un récit aux mailles serrées et à la dynamique implacable dans lequel les relations humaines se répondent de part et d’autre pour tendre inéluctablement jusqu’au point de rupture. En choisissant de confier un personnage différent dans chaque histoire aux mêmes acteurs (Emma Stone et Jesse Plemons, mais aussi Willem Dafoe, Margaret Qualley, Hong Chau, Mamoudou Athie et Joe Alwyn), une communauté de pensée se faufile entre ces histoires fermées sur elles-même, agrémentées d’habiles motifs répétitifs et de jeu de mots, jusque dans le nom de ses protagonistes. Hasard ou coïncidence, le long métrage s’ouvre sur les mésaventures de Robert (Jesse Plemons), Rita (Emma Stone) et Raymond (William Dafoe) dont les prénoms commencent par la lettre « R ». Même si quelques différences subtiles subsistent au niveau des coiffures, maquillages ou des façons d’être, un air de famille se retrouve (évidemment) sur les visages mais surtout dans les échanges, qui laisse planer l’idée que tout ce beau monde pourrait être interchangeable. Les décors d’Anthony Gasparro et la photographie de Robbie Ryan participent aussi à cette impression générale qui donne à penser que ce triptyque se déroule dans une seule et même localité, la banlieue d’une ville moyenne des USA qui ressemble à tant d’autres. Heureusement, pour aider à rendre l’air respirable pendant les 2h44 que dure le film, on peut compter sur l’humour noir de son réalisateur et sa capacité à glisser de la violence crue vers la comédie en quelques secondes, avec un naturel confondant. Ainsi dans une même scène, il joue sur les variations de ton jusqu’à provoquer un grand huit émotionnel qui ne laissera personne indifférent mais provoquera chez une partie des spectateurs des aigreurs d’estomac. En dehors de ces facéties, Yórgos Lánthimos a toutefois le mérite d’attirer l’attention sur l’ambiguïté de ces situations extrêmes et sur le fait que même les instants sombres de l’existence peuvent porter en eux une dimension comique involontaire qui peut être intrinsèquement liée à la vie elle-même. On peut simplement le remarquer, le regretter voire l’ignorer, quoi qu’il en soit : rire face à l’adversité est une caractéristique propre à l’espèce humaine.

Kinds of Kindness © Searchlight Pictures

Kinds of Kindness s’inscrit volontairement en rupture avec la fable opulente et initiatique qu’était Pauvres créatures, son film précédent. Tourné pendant la post-production de celui-ci, le réalisateur a retrouvé les coudées franches après un film formellement et budgétairement plus complexe. On remarque cela notamment dans ses choix de mise en scène ainsi que dans son impulsive direction d’acteurs marquée par les soubresauts et improvisations de sa troupe, avec en tête de peloton un Jesse Plemons caméléon, manœuvrant avec souplesse entre accablement et avilissement. Toujours fidèle de près ou de loin à ses vieux démons, Yorgos Lanthimos amorce ici un retour à la rugosité de ses premiers amours (notamment Canine) comme s’il craignait de s’assagir au contact de la nouvelle Babylone. Comme un rappel à lui-même et à son public, Kind of Kindness est là pour faire savoir qu’il n’en est rien.

Réalisé et écrit par Yórgos Lánthimos . Avec Emma Stone, Jesse Plemons, Hong Chau, Willem Dafoe,Mamoudou Athie… Etats Unis. 2h45. Genre : Drame. Distributeur : The Walt Disney Company France. Sortie le 26 juin 2024.

Kinds of Kindness © The Walt Disney Company France

Sa photo l’atteste, Julien est un garçon désopilant. Malgré une scolarité calamiteuse, il est pourtant parvenu à arracher un vague diplôme supérieur dans une université parisienne peu regardante. Grâce à un égo démesuré, il est parvenu à convaincre quelques âmes égarées de commettre avec lui quelques courts métrages. Heureusement, Julien a maintenant un vrai métier. Il se lève tous les matins à 6h et réserve les premières lueurs du jour pour écrire des papiers sur les films qu’il a gardé en mémoire.

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