Christopher Nolan, La possibilité d’un monde : l’ascension d’un illusionniste
Le critique Thimotée Gérardin analyse les paradoxes du cinéma de Christopher Nolan, révélant l’aspiration humaniste dissimulée derrière la virtuosité technique.
“Poursuivez votre réalité”, conseille Christopher Nolan aux jeunes diplômés de Princeton en 2015. Une invitation qui sert de fil rouge à l’essai de Thimotée Gérardin, édité chez Playlist Society. La Possibilité d’un monde explore les grandes thématiques du cinéaste hollywoodien, déjà en germe dans l’atelier de l’University College de Londres où le futur réalisateur d’Interstellar (2014) tourna ses premiers courts métrages à la fin des années 1980. Un laboratoire dans lequel s’affirment les grands principes de mise en scène, du montage immersif aux scénarios enchevêtrés, qui feront de l’étudiant ambitieux un des plus grands noms du cinéma américain.
Les troubles de la perception
Memento (2000) puis Insomnia (2002) ouvrirent les portes d’Hollywood à Christopher Nolan. Gérardin souligne l’importance de la perception, exacerbée par les troubles sensoriels, déjà centrale dans les premières oeuvres du cinéaste. Amnésie et insomnie, deux pathologies qui interfèrent avec l’environnement, condamnent les personnages à user de subterfuges pour retenir la réalité qui se dérobe. Les tatouages forment un jeu de piste sur le corps de Leonard Shleby qui, privé de mémoire récente, a pour seule obsession de retrouver le meurtrier de sa femme. L’inspecteur Will Dormer, dont le point de vue est altéré par la fatigue, perçoit quant à lui, dans chaque objet, un indice qui le condamne à la paranoïa. Car dans cet univers subjectif livré à l’interprétation du spectateur, les objets deviennent, en effet, des fétiches, explique l’auteur. Plus tard, la toupie d’Inception (2010) permettra, par exemple, à Dom Cobb (Brad Pitt) de conserver un lien avec l’environnement physique. Dernier rempart contre la dissolution du réel.
Réalité éclatée
Des thrillers pathologiques de ses débuts à la science-fiction, Nolan élabore ainsi des systèmes narratifs complexes, révélant la précarité du monde sensible. Une démultiplication du réel, à la frontière du fantastique. Et cette porosité entre rêve et réalité est justement portée à son paroxysme dans Inception, rappelle Gérardin. Cobb passe, en effet, le plus clair de son temps dans un sommeil artificiel pour atteindre le subconscient de ses cibles. L’architecture des rêves se construit, ainsi, sur différents niveaux de réalité. Une superposition qui réapparaît également dans les boucles temporelles d’Interstellar et conduit à l’enchevêtrement chronologique de Dunkerque (2017). L’intrigue de ce dernier film est scindée en trois unités de temps : Une semaine sur la plage où l’on suit un jeune soldat qui essaye de regagner les côtes anglaises, un jour en mer à bord d’un bateau civil venu porter secours aux combattants et une heure aux commandes d’un avion de chasse. Les transitions entre les différents protagonistes s’illustrent par un enchaînement géométrique de plans horizontaux et verticaux, bousculant le spectateur entre la terre, la mer et les cieux grâce à un montage immersif.
Nolan, « créateur d’artefacts »
L’analyse de ces jeux de mise en scène occupe une place centrale dans l’ouvrage. L’intérêt porté à la technique filmique – et a fortiori aux conditions de visionnage des films qui conduiront le cinéaste à privilégier l’IMAX à l’époque où la 3D règne sur les grosses productions américaines – fait corps avec les obsessions des personnages. Si Batman doit ses pouvoirs à son équipement high tech, avec Le Prestige (2006), les tours de passe-passe “magiques” sont au coeur de l’histoire. Et l’originalité de Nolan, illusionniste virtuose, est de “jouer le rôle du créateur d’artefacts”, analyse Gérardin, tout en “déconstruisant lui-même cette digestion perpétuelle du monde par les images.” Une mise en abyme, sans cesse renouvelée, qui n’est pas étrangère à sa réputation de cinéaste “cérébral” privilégiant les sensations aux émotions.
Mais ce sont précisément les paradoxes qui se cachent derrière cette apparente austérité qui intéressent l’auteur. Les aventuriers de ses histoires ne sont-ils pas, en effet, des “sédentaires contrariés”? Le voyage dans l’espace d’Interstellar a finalement pour objectif de recréer un chez soi, de trouver un environnement habitable. Et malgré la prolixité des dialogues, les personnages souffrent tous d’une incapacité à communiquer. La barrière des langues dans Dunkerque, les problèmes techniques dans Interstellar et l’oubli d’Insomnia sont autant de processus qui entravent la parole : des traumatismes dont émerge, finalement, une véritable dimension mélodramatique. Et finalement l’essai nous invite à envisager cette quête de la réalité comme la recherche de l’autre, le besoin impérieux de se reconnecter à ses semblables. Car, oui, Nolan serait en fin de compte un sentimental.