Océan : « Les personnes trans se révoltent contre un vocabulaire politique »
Océan a enregistré des albums musicaux, réalisé une comédie romantique, écrit un spectacle entier inspiré de sa propre vie (La Lesbienne Invisible). Mais son projet le plus intime est probablement le film qui porte son nom. Pour Océan, le comédien a filmé son quotidien durant une année charnière de son existence : sa transition. En résulte un film vibrant d’humanité, qui parvient à exprimer avec humour et mordant les petites joies et les grandes questions qui entourent la transidentité. Océan a accepté de faire le point avec nous sur la place des personnes transgenres dans notre société “si ouverte” de 2019.
Votre documentaire existait déjà sous formes d’épisodes de dix minutes. Qui a eu l’idée de les regrouper et d’en faire une sortie en salles de cinéma ?
C’est un désir conjoint. Mon producteur m’a proposé de faire une petite sortie en salles à Paris. Mais pour moi, il n’y avait pas trop de sens à le sortir si le film était diffusé sans ma présence. Les épisodes sont accessibles sur Internet. Ceux qu’ils intéressent iront plutôt voir la version gratuite depuis leur canapé que la version payante en salles, c’est normal. Du coup, je lui ai proposé d’organiser une tournée. Je sais d’expérience que le public aime qu’on se déplace pour lui parler. Et je tenais à me déplacer dans toute la France, parce que j’ai bien conscience qu’être transgenre à Paris et être transgenre en province, ce n’est pas tout à fait pareil. Lors de ces rencontres, il se passe toujours des choses très fortes. Le film donne parfois le courage à de jeunes transgenres de parler à leurs parents. Ça me fait tellement chaud au cœur.
C’est dans cette optique-là que vous avez commencé à filmer votre transition ?
Je me suis dit que ça serait un bon outil de pédagogie. Il me tenait surtout à cœur de montrer une transition joyeuse. Celles que je voyais dans des documentaires étaient souvent assez sombres, comme si une transition était un chemin de croix. Et ce sont toujours des films faits par des personnes cisgenres, ce qui me pose problème parce qu’elles ont tendance à nous altériser et nous exotiser. Il était primordial pour moi de rappeler qu’on est comme tout le monde, que notre humanité est aussi forte que celle des autres. Je voulais faire un film joyeux, positif, et, pour une fois, réalisé par une personne concernée. C’était à mon tour de filmer les cisgenres et de les regarder comme des drôles de personnes. Ce n’est pas moi la bête curieuse : c’est eux !
C’est effectivement le problème des films sur l’identité transgenre en général : ils sont souvent un peu simplistes et très dépressifs.
Exactement. Vu mon caractère et mon appétit pour la comédie, et même si je ne savais pas comment j’allais vivre ma transition au jour le jour, je savais que ce serait un moment de joie. C’est aussi une façon pour moi de militer. Dénoncer et dire les violences est nécessaire et primordial. Mais donner de la force, montrer que ça va être joyeux et épanouissant, que ce n’est pas nous qui avons un problème mais les gens qui ont un problème avec nous, ça me semblait tout aussi important.
Le tournage des premiers épisodes remonte à près de deux ans. Votre quotidien et vous-même avez beaucoup changé depuis. Quel regard portez-vous sur ces enregistrements aujourd’hui ?
Je me rends compte que j’ai bougé vite. C’est fou ! Je ne m’exprime plus de la même manière. Lors de ma première injection de testostérone, je dis : « C’est la dernière fois que je trinque en tant que femme à 100% ». On me voit rigoler parce que, déjà à l’époque, la distinction homme/femme ne voulait pas dire grand-chose pour moi. Mais je ne dirais jamais un truc pareil aujourd’hui. Je ne m’en rendais pas compte, mais je m’exprimais comme une personne cisgenre*. J’avais beaucoup de choses à apprendre. Encore aujourd’hui, je continue d’évoluer, mon discours continue de bouger, parce que la perception que j’ai de qui je suis et de ma place d’homme trans continue d’évoluer. L’identité est en mouvement perpétuel. C’est beau, non ?
On sent aussi que la terminologie dans la communauté est primordiale et très pointue. L’enregistrement de votre coming-out le montre : trouver les bons mots est un vrai travail d’équilibriste. Pourquoi est-ce si important ?
Je savais que ce message serait entendu à une certaine échelle parce que j’avais déjà une petite notoriété. Il me paraissait évident de ne blesser ou exclure personne. Pour ma vidéo, j’avais un ami, le photographe Smith, qui m’aiguillait dans le choix des mots. Aujourd’hui, je n’aurais plus besoin de lui, je n’aurais pas les mêmes hésitations. Avec le recul, à l’époque, j’étais grave… Encore une fois, on fait du chemin ! Les mots sont très importants parce qu’ils sont politiques. C’est ce qu’on voit lors des conflits avec ma mère. Elle me dit : « Tous tes termes sont politiques ». Mais elle se trompe : c’est de nous invisibiliser qui est politique ! Ne pas employer le mot « cisgenre », préférer dire « normal », c’est extrêmement politique. Ça implique que les cisgenres sont les seuls « normaux ». C’est d’une violence… Dans les critiques qu’on reçoit souvent, on retrouve cette idée que notre vocabulaire est politique, mais c’est l’inverse, et les gens ne s’en rendent pas compte. Nous, nous sommes en résistance ! On se révolte contre un vocabulaire qui soit nous invisibilise, soit nous exotise et nous sexualise.
Vous avez d’ailleurs des paroles essentielles. « Je veux changer la perception sociale qu’on a de moi », « Je tenais à vous informer mais je ne vous demande pas trop autorisation ». Ce sont des phrases très fortes qui doivent être entendues.
Non seulement on ne leur demande pas leur avis, mais c’est aussi à eux de s’informer, pas à nous de les éduquer. Je le fais volontiers, sinon je n’aurais pas fait ce film. Mais chacun doit s’informer, d’autant plus que c’est devenu très accessible. Sur Youtube, des centaines de vidéos peuvent vous renseigner sur le sujet. J’entends souvent que le vocabulaire sur la transidentité est compliqué, mais dans les faits, les bases sont très simples. Une femme trans, c’est une femme qui a été assignée garçon à la naissance. Et c’est une femme depuis le départ. C’est tout. La mésinformation rend le dialogue compliqué. Quand on me dit : « je connais une meuf trans », je ne sais même pas si mon interlocuteur parle d’une femme ou d’un homme parce que je ne sais pas ce qu’ils ont compris de ce vocabulaire. C’est un langage à assimiler, mais il est extrêmement simple et pourtant tellement important.
Votre mère semble avoir fait beaucoup de résistance à ce vocabulaire. Elle a eu des mots d’une extrême violence. Ce manque de reconnaissance et d’acceptation a dû être difficile à affronter.
Ça a été très violent. J’étais habitué à son vocabulaire, et au début de ma transition, j’étais dans une attitude de cisgenre, j’arrivais à trouver une certaine légitimité à ses propos. Au fil de l’année, je me suis affirmé petit à petit, j’avais aussi plus d’outils pour me défendre. Quand je lui ai dit que si elle continuait à m’appeler « Océane », elle ne serait plus ma mère, qu’elle me perdrait si elle continuait sur cette voie, ça a été très rude. J’en ai fait des cauchemars. Mais c’était un électrochoc nécessaire. Ça l’a obligée à bouger. Son vocabulaire était oppressif.
A-t-il toujours été clair pour vous que votre film ferait apparaître cette voix d’opposition très incarnée, très concrète ?
La relation parent-enfant était importante à explorer. Et je savais qu’elle serait une porte d’entrée pour tous ces gens qui ont des a priori transphobes, un peu malgré eux, et ils sont très nombreux. Mais je savais aussi que je finirais par mettre son discours en échec. Et que tous ceux qui s’identifiaient à elle seraient également confrontés à leur vision problématique. Océan aide les personnes trans à pouvoir répondre à ce genre de phrases choc. J’ai cru que ma mère et moi allions nous perdre. L’enjeu émotionnel était puissant. J’étais épuisé de faire des compromis. Soit sa position bougeait, soit je partais.
Lorsqu’elle dit qu’elle doit faire le deuil de sa fille, on sent qu’elle touche un point sensible.
Je n’aime pas cette notion de deuil. Une transition est un vrai moment d’émancipation, on est plus vivant, plus “soi” que jamais. Comme si on n’avait jamais eu accès à tout notre potentiel et qu’on l’utilisait enfin pleinement. On devient le super-héros qu’on nous a promis qu’on serait un jour. C’est tout l’opposé d’une mort ! J’ai souvent eu cette discussion. Je comprends leur impression, mais j’insiste sur une chose : si un parent a la sensation de devoir faire un deuil, pourquoi pas. Il doit simplement comprendre que c’est le deuil de ses projections qu’il doit faire. Quand une femme est enceinte, au bout de trois mois, on lui demande si « c’est un garçon / c’est une fille ». Dès ce moment, il se met en place une pression sociale énorme sur la performance du genre qui peut être très violente. Du coup les parents se projettent beaucoup sur le genre de leur enfant, et ça se comprend. C’est le deuil de cette projection qui doit se faire. Le plus important, c’est qu’il ne doit jamais peser sur les épaules des personnes trans. Dire qu’on fait le deuil de son enfant est d’une violence infinie.
Votre agent vous dit durant le film qu’il faudra « un peu de temps » avant que vous ne puissiez passer de nouveaux castings et prétendre à de nouveaux rôles. Maintenant qu’un peu de temps a passé, est-ce que les choses ont bougé ?
Pas du tout. Je n’ai pas passé un seul casting cette année. Mon agent galère beaucoup. Il voit passer des rôles de mecs cisgenres auxquels je pourrais prétendre, mais les directeurs de castings n’ont pas forcément envie de me voir à l’essai. Je pense que c’est sûrement plus simple pour les jeunes comédiens qui débarquent sur le marché avec déjà un bon cispassing*, qui sont uniquement perçus comme un homme ou comme une femme. J’ai de bons espoirs pour la génération suivante. Pour moi, c’est un peu foutu ! Mais même pour les rôles de transgenres, les directeurs de casting cherchent des comédiens avec un cispassing de ouf. En soi, c’est une avancée : ils ont arrêté de donner des rôles trans à des comédiens cisgenres. Mais ça reste un vrai problème : le personnage vient renforcer cette fiction de la binarité. Les rôles non binaires ou gender fluid n’existent quasiment pas. C’est dommage qu’ils ne soient pas du tout représentés. Pour moi, les personnes qui refusent cette binarité des genres incarnent le futur. Quelque part, ils sont raison : c’est une connerie, le genre !
On a l’impression d’être dans une société de plus en plus bienveillante envers les thématiques LGBTQ au sens large. Mais dans le film, vous mentionnez que les médias simplifient parfois les propos et questionnements transidentitaires. Qu’est-ce qui coince encore ?
Les médias maîtrisent encore mal ces sujets-là et ne font pas trop d’effort pour s’améliorer. Il m’arrive encore de lire des interviews où je suis genré au féminin. Il n’y a pas beaucoup de choses à savoir, la liste est finalement assez courte. Il faut comprendre les mot « cisgenre », « FtoM » ou « MtoF »*, et savoir que lorsqu’on parle du passé d’une personne trans, on la genre en fonction de son genre d’arrivée. C’est assez simple, en réalité. Mais ils ne font pas d’effort. Je rechigne toujours à employer le mot « transphobie » parce qu’il donne l’image de quelqu’un qui serait volontaire transphobe. Mais lorsqu’on voit que la personne en face de nous ne fait aucun effort, c’est déjà de la transphobie. C’est ne pas prendre en compte les violences et les oppressions qu’on subit toute la journée. Récemment, Le Parisien a mégenré une femme trans qui a fait une tentative de suicide en disant qu’un « homme habillé en robe » s’était jeté dans la Seine. C’est horrible, surtout concernant une femme tellement désespérée qu’elle tente de se tuer, et on ne la respecte même pas…
Vous avez déclaré récemment que selon vous, le plus beau personnage trans de la fiction n’avait pas encore été écrit. Orange is the new black, Transparent ou Sense8 ont tout de même apporté beaucoup de visibilité aux questionnements transidentitaires… Qu’est-ce qu’il manque encore pour que les rôles soient aussi beaux qu’ils le méritent ?
C’est simple : que les rôles de personnes trans ne soient pas uniquement basés sur leur transidentité ! Dans la fiction française, on en est actuellement à l’étape des homosexuels il y a trente ans. Toute l’arche narrative du personnage tourne autour de sa transidentité. Aux Etats-Unis, ça commence à bouger. Regardez Euphoria et The OA : les lignes narratives des personnages trans ne sont pas fondées là-dessus. La France est à la bourre. On aimerait bien pouvoir jouer des flics, des médecins, des hommes politiques, des artistes transgenres, sans que ce soit le sujet principal.
TF1 s’était aventurée à produire une mini-série avec une héroïne transgenre, Louis(e), mais interprétée par Claire Nebout, une comédienne cisgenre. Un combo parfait personnage + comédien trans à une heure de grande écoute, en 2019 ou dans un futur proche, est-ce que ça semble réalisable ?
Il y a encore du chemin à parcourir. Le gros souci est que les personnes qui supervisent la création audiovisuelle en France sont toutes cisgenres, et sont même principalement toutes des hommes blancs cisgenres. Même s’ils sont ouverts et intelligents, il y aura forcément une limite à leur perception des minorités. On se confronte à des gens qui ne vont pas bien – ou pas du tout – connaître le sujet, qui vont simplifier ou aseptiser le propos « pour que les spectateurs comprennent ». Tant que nous n’aurons pas des personnes trans à des postes clefs de distributeurs, de producteurs, de dirigeants de chaînes, ce sera compliqué. C’est d’ailleurs le même problème avec les thématiques de racisme, de handicap ou de toute autre discrimination. Tant que les têtes pensantes appartiendront toutes au groupe des dominants, ces questions seront posées de manières potentiellement problématiques et erronées.
Océan a été diffusée sur Youtube et Slash. Il y a deux ans, Gender Derby abordait déjà des thématiques transidentitaires sur la plateforme de France Télévision. Est-ce que les plateformes plus discrètes peuvent à terme devenir des alliés de poids sur des questions de création d’auteur et de représentation LGBTQ ?
Si j’avais fait Océan pour une chaîne télé, beaucoup des scènes présentes dans le film auraient été coupées. Là, sur Slash, j’ai eu une grande liberté de ton. Il y a moins d’argent, mais aussi moins de contraintes. On ne pourrait pas produire une série comme ça sur France 2. Je leur suis vraiment très reconnaissant. Ils ont été très ouverts, très clairvoyants. Récemment, ils m’ont dit qu’ils avaient en cours deux projets sur la masculinité toxique. J’étais sur le cul ! Avoir des interlocuteurs comme ça, ça change tout. Quand je leur ai présenté Océan, ils étaient en cours de production sur Gender Derby, mais ils ont su voir le potentiel et la différence entre les deux séries. Elles sont d’ailleurs très complémentaires. N’importe quelle autre chaîne se serait dédouanée en disant : « On a déjà une série trans ! ». Même Canal +, qui se vante d’être très ouverte, ne fait rien de cette qualité et de cette ouverture en termes de représentation transgenre. Il y a encore du boulot, ce ne sera pas en 2020 que ça changera tout d’un coup, même si je garde un peu d’espoir.
Pour en savoir plus :
Océan présentera son film dans toute la France dans les mois à venir.
On vous laisser checker la liste des événements (tenue régulièrement à jour).
Découvrez notre critique du film.
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