Green Book : Sauvé par le Blanc?
Avec une campagne de promotion savamment orchestrée par Peter Farrelly, Green Book repart avec la consécration suprême mais, en même temps, s’attire les foudres d’une partie de la presse et de certains membres de l’Académie. Tentative d’explications.
La scène se déroule à l’issue de la cérémonie des Oscars le dimanche 24 février. Julia Roberts vêtue d’une saillante robe rose s’apprête à donner le grand vainqueur de cette édition 2019. L’audience s’attend à assister à quelque chose d’historique. Une double consécration meilleur film/meilleur film étranger pour Roma d’Alfonso Cuaron ? Mais douche froide, l’outsider Green Book rafle la mise.
Dès l’annonce du résultat, Spike Lee, vainqueur pour la première fois de sa carrière dans la catégorie “Meilleur scénario adapté” pour Blackkklansman, s’agite sur son siège et se lève subitement pour quitter le Kodak Center, visiblement révolté par ce résultat. Il est retenu par des agents de sécurité qui lui demandent de retourner à sa place. Il ira se rasseoir gentiment mais en tournant le dos à la scène pendant le discours victorieux de l’équipe de Green Book. Dès le verdict, un contingent de mâles blancs aux tempes grisonnantes se congratulent pour la consécration ultime. Le malaise dans la salle est palpable. Le public est plutôt silencieux, les applaudissements timides. Peter Farrelly, réalisateur du film, grand sourire ultra bright, nous sort un discours tiède sur la tolérance et la lutte contre le racisme pour justifier l’Oscar du meilleur film. On se rendra vite compte que Mahershala Ali, vainqueur dans la catégorie du meilleur second rôle pour ce même long-métrage, est l’unique personne issue des minorités sur la scène. L’acteur, visiblement gêné, restera en retrait tout au long du discours.
Après un triomphe unanime au festival de Toronto (TIFF), Green Book a suivi la voie naturelle pour triompher aux Oscars mais cette année, même si la concurrence laissait penser que ce rêve était inaccessible pour Peter Farrelly. On peut raisonnablement se demander si Green Book n’a gagné que pour des raisons cinématographiques. Inspiré d’une histoire vraie et authentique (selon le co-auteur Peter Farrelly on y reviendra…), Green Book est un road movie banal en apparence… hormis un détail qui a son importance.
Pendant les années 1960, la loi raciste et ségrégationniste Jim Crow, particulièrement répressive envers les Noirs-Américains, est plus que jamais présente dans le sud des Etats-Unis. Don Shirley, célèbre pianiste de jazz, recrute un chauffeur italo-américain pour jouer l’homme à tout faire pendant une tournée longue de deux mois. Une inversion des rôles qui a forcément contribué au ce succès mondial de Green Book. La force indéniable du film vient sans aucun doute de son casting impeccable. Mahershala Ali, qui marche sur l’eau depuis le succès international de Moonlight, est excellent dans le rôle de Don Shirley même s’il faut l’avouer, la ressemblance est loin d’être frappante entre le jazzman et l’acteur aux premiers abords. Viggo Mortensen, quant à lui, étonne dans son rôle d’homme à tout faire/mafieux italo-américain à l’accent du Bronx prononcé. Pour l’acteur américano-danois, ce n’était pas franchement gagné au départ. Pour s’imprégner du rôle, il a décidé de se plonger en immersion chez la famille de Tony Vallelonga pour connaître parfaitement le background du personnage. Il a aussi fréquenté des personnes originaires du Bronx afin de reproduire à la perfection l’accent local pour le film.
Alors, malgré ces qualités indéniables, où est donc le problème? Pourquoi quelques réserves autour du film ont commencé à poindre rapidement dès sa sortie aux Etats-Unis? A travers quelques articles centrés sur l’actualité de la culture afro-américaine, une question revient sans arrêt. Peut-on accepter de transformer une histoire vraie pour donner le bon rôle à un acteur ?
Nick Vallelonga, co-auteur du script, est le fils de Tony « Lip » Vallelonga, personnage central du film. Ce lien familial a provoqué forcément des énormités scénaristiques. De son propre aveu, Nick Vallelonga s’est basé exclusivement sur les entretiens et souvenirs paternels pour écrire ce film. Ce qui donne un récit plus que positif à l’égard de son père. Pour Don Shirley, c’est le contraire. Tout est fait pour le montrer déconnecté du monde, voire arrogant. Ce qui est farouchement démenti par la famille du jazzman depuis la sortie en salles. Le syndrome du white savior est omniprésent tout au long du film. Ce phénomène, apparu depuis quelques années à Hollywood, consiste à donner le bon rôle à un personnage blanc dans un film vendu comme pro-noir avec une bienveillance douteuse. Il y a quelques explications qui permettent de mieux comprendre cette impression. D’après plusieurs articles publiés après la sortie du film, la famille du jazzman avance ne pas avoir été consultée une seule fois pendant le processus d’écriture du film et ce, sans raison apparente.
Nick Vallelonga et Peter Farrelly ont pris énormément de liberté scénaristique sans se soucier de la véracité de leur propos, alors qu’ils revendiquent transcrire à l’écran des faits réels. Ils ont ainsi avancé que Don Shirley n’était pas spécialement concerné par les conditions des Afro-Américains. Or, en réalité, Don Shirley est connu pour avoir été un militant plutôt actif pour les droits civiques, proche notamment de Martin Luther King. Les co-auteurs du film avancent aussi une amitié qui a lié les deux protagonistes du film. Ce détail a été une fois de plus combattu par les descendants du pianiste d’origine jamaïcaine. Et Tony Vallelonga a été licencié par Don Shirley à cause de son amateurisme. Après cette révélation, le happy-end du film est encore plus savoureux… Green Book reste malgré tout un bon film dans sa facture. L’excellence du cast et l’utilisation d’un registre comique permettent de proposer un moment ludique pour aborder une période sombre des Etats-Unis. C’est habile, mais tout s’écroule quand on se rend compte que l’histoire a été transformée dans des proportions énormes dans le seul but de rendre un personnage plus attachant, moins raciste. Et le fait qu’il s’agisse d’un personnage blanc rend le film encore plus problématique. Par ailleurs Mahershala Ali, alerté par la famille de Don Shirley, s’est platement excusé et a fait le strict minimum au niveau promo internationale du film.
Pendant son discours aux Oscars 2019, Peter Farrelly, englué dans cette polémique, expliquera maladroitement qu’il a réalisé ce film dans l’unique but de diffuser un message positif et de combattre le racisme. Pas sûr que ses explications aient convaincu au sein de la communauté afro-américaine. On apprendra également que Nick Vallelonga est un grand partisan des idées anti-musulmanes de Donald Trump. Quand on sait que Mahershala Ali, acteur du film est musulman, ce positionnement laisse songeur…
Le malaise palpable qu’on a pu constater dès l’annonce de la victoire de Green Book vient de l’incompréhension de deux mondes. D’un côté, Hollywood, mammouth sclérosé avec à sa tête des hommes blancs aux idées rétrogrades pendant plus d’un demi-siècle. De l’autre côté, des minorités qui réclament un changement légitime depuis des années. Pour l’instant, quelques nouveautés se ressentent, il faut l’avouer, mais c’est loin d’être suffisant. Il y a une présence plus prononcée des techniciens, auteurs et acteurs issus des minorités dans les lauréats des Oscars depuis cette année. Mais pour ce qui est des catégories les plus prestigieuses, l’impatience se fait sentir.
Récompenser Green Book envoie clairement un message négatif voire inquiétant pour le futur. Le mouvement #OscarsSoWhite lancé il y a quelques années laissait penser que Hollywood avait compris le message et avait permis une réforme au sein de l’Académie. Pour une vraie révolution, il faudra une vraie remise en question du monde du cinéma en général, mais le doute est permis pour espérer un changement dans un futur proche de la part de l’ancien monde. Pour voir cette révolution, il serait intéressant que Hollywood, plutôt réfractaire au changement, accepte une bonne fois pour toutes le fait que les minorités n’ont besoin de personne pour raconter leur histoire. Plusieurs exemples dont Moonlight de Barry Jenkins ont montré dans un passé récent qu’il était possible de voir exister des films résolument modernes et éloquents sans un regard extérieur. Le changement tant attendu ne passera que par une prise en main des concernés. Une personne extérieure, privilégiée par sa couleur de peau et/ou son statut social, pourra-t-elle jamais saisir et transmettre les problématiques d’un film censé lutter contre le racisme ? Faut-il filtrer la réalité ? Est-ce qu’il est plus confortable de suivre le point de vue construit par un homme blanc ? Le vécu émotionnel a une place essentielle dans le jugement d’un film comme Green Book. C’est logique, pour comprendre ce sujet complexe et vaste, il est important de mettre en avant l’émotion. Il est tout aussi important de ne pas rabaisser ce qu’un spectateur noir peut ressentir après avoir vu ce film en se basant sur des arguments exclusivement intellectuels. Avoir vécu des injustices spécifiques lorsqu’on est une minorité change à peu près tout dans l’expérience de spectateur. Or Peter Farrelly et ses co-auteurs utilisent l’émotion non pas pour lutter contre le racisme comme ils le laissent entendre en interviews, mais ils l’utilisent comme outil pour un plan marketing mené de front par Universal, ayant mené jusqu’à leur triomphe aux Oscars. Ce qui ne peut que renforcer la méfiance de la communauté noire-américaine à propos du film.
Il faut définitivement vivre les injustices quotidiennes pour en parler avec une implication sans limites. A l’occasion d’une interview en 2017, Charles Burnett, grand réalisateur noir des années 1970, à l’origine de l’important mouvement L.A. Rebellion (groupe de réalisateurs noirs d’UCLA à qui l’on doit des films innovants sur la communauté Noire-Américaine), racontait un contexte qui a poussé les Noirs-Américains à se prendre en main cinématographiquement. Il disait cette lassitude de voir des personnes qui n’ont jamais mis un pied dans les quartiers difficiles de Los Angeles et qui peuvent prendre la liberté d’utiliser la souffrance et la misère à des fins douteuses. Aujourd’hui encore et plus que jamais, les minorités devraient prendre cet exemple pour exister, raconter eux-mêmes leur(s) histoire(s). Il y aura sans doute moins de succès, moins de reconnaissance au départ, mais il est important de passer par le plus difficile pour s’imposer sur la durée.
One Comment
Thomas
Bel article qui apporte des infos sympa et change un peu l approche du film.
Juste je vous suis un peu moins sur 2 points: je trouve au contraire que la relation entre les deux personnages est équilibrée, ils se nourrissent l un de l’autre et c est vraiment une des reussites du film. Je vois moins le coté « white savior » sur ce coup la.
Et par rapport aux libertés prise avec le histoire reel.. C est un mal vraiement récurrent mais perso j ai du mal en m en formalisé (idem pour Boemian Rapsody) je prefere que les réalisateurs fasse leur film a leurs mains plutot que collé aux faits. Sinon on rentre dans le champ du biopic. Quand on voit le film on se doute bien que la realité était surement moins « feelgood ».
Néanmoins a posteriori c est interressant d avoir plus d info sur l histore reel donc merci encore pour l article.