Variety : Un « Taxi Driver » au féminin ?
Tourné en 1983, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 1984 et sorti en France au printemps 1985, Variety est le premier long métrage de Bette Gordon. Cette fiction féministe fascinante, qui transgresse les codes genrés du film noir, ressort cette semaine dans les salles obscures en version restaurée.
New York, première moitié des années 1980. Ayant désespérément besoin d’argent pour payer son loyer, Christine (Sandy McLeod) cherche activement un travail et finit par se faire engager comme ouvreuse au Variety, un cinéma porno de Times Square. La jeune femme devient peu à peu obsédée par les images et les sons des films qui l’entourent. Fascinée par un des spectateurs, un homme d’affaires prénommé Louie (Richard Davidson) qui semble pourtant n’avoir rien de particulier, Christine commence à le suivre. Des tribulations nocturnes qui baladent la jeune femme à la chevelure dorée du Fulton Fish Market (immense marché aux poissons situé dans l’arrondissement du Bronx) au New Jersey. Variety aborde le thème du regard et sa dualité qui fait l’essence même du 7ème Art, celle entre voir et être vu, entre regarder et regardé, entre voyeurisme et exhibitionnisme. Ici, et contrairement à bon nombre de films noirs, le voyeur n’est pour une fois pas un homme mais une femme, dont l’obsession vire presque à l’obscène. Loin de la figure de « la femme blonde objet » fantasmée par le regard masculin (coucou Hitchcock), le personnage de Christine transgresse les codes des stéréotypes genrés du cinéma et devient l’enquêtrice et la voyeuse de ce thriller, dont l’atmosphère sombre dans les rues new-yorkaises n’est pas sans rappeler celle de Taxi Driver (1976). Un protagoniste féminin qui explore et finit par se réconcilier progressivement avec la complexité de son propre désir.
En prenant le monde du porno comme toile de fond, le film a fait des vagues lors de sa première sortie en salles et s’est inscrit dans les vifs débats féministes de l’époque sur la pornographie. « Certaines considéraient [la pornographie] comme tabou et abusive, d’autres voulaient l’explorer, lever la censure pour y examiner le plaisir et le désir féminin » explique Bette Gordon dans le dossier de presse du film. Au départ dans une démarche expérimentale, la réalisatrice a ensuite choisi de passer du côté de la fiction pour interroger la représentation du désir féminin à travers des codes masculins qu’elle se réapproprie. La grande subtilité de Variety est d’ailleurs de mettre l’imagerie des films pornos presque constamment hors-champ pour laisser place à l’imagination puissante de son personnage, loin des représentations et fantasmes hétéronormés dont se rassasient chaque soir les spectateurs masculins du cinéma dans lequel elle travaille. Une force de l’imagination illustrée parfaitement lors de séquences durant lesquelles Christine raconte d’une voix sans variations des histoires érotiques à son compagnon (Will Patton). Scénarios fantasmés dans lesquels son boyfriend n’est par ailleurs jamais inclus, ce qui explique peut-être la non-réaction de ce dernier face aux monologues de la jeune femme. Récit d’apprentissage et d’émancipation interne de Christine, Variety et sa sublime photographie de nuit (que l’on doit au chef opérateur Tom DiCillo, qui a travaillé entre autres sur les premiers films de Jarmusch) questionne l’érotisme et le plaisir féminin, entre désir et représentation, et sa ressortie en salles en 2022 nous rappelle que ce sujet riche a aujourd’hui encore une (trop) grande part de mystères et de tabous à ses côtés.
Réalisé par Bette Gordon. Avec Sandy McLeod, Nan Goldin, Will Patton, Luis Guzman… États-Unis. 01h40. Genre : Drame. Distributeur : Les Films du Camélia. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Ressortie le 1er Juin 2022 en version restaurée.
Crédits Photo : © Les Films du Camélia.