Cannes 2022 l Jour 7 : Bye Bye Cannes
14 double espressos, 28 heures de sommeil, 4 253 applaudissements et quelques mauvais sandwichs plus tard, ma semaine cannoise s’achève. Si mon enthousiasme chevronné et la pleine conscience de mon privilège d’être ici ne m’ont pas quittés, il faut admettre que cette édition est jusqu’à présent, et de l’avis général, une année faible. S’il y eut des éditions, comme 2016 ou 2019, où les très grands films s’enchaînaient les uns après les autres, où les scandales apportaient du piquant aux débats et où l’on arrivait à se battre tellement un film divisait, rien de tout ça ne s’est produit cette semaine. Des bons films, quelques excellents (et c’est la moindre des choses), mais pas d’œuvres majeures comme Parasite, Toni Erdmann ou La vie d’Adèle pour ravir la Croisette à l’unanimité et monopoliser toutes les conversations. Une fois n’est pas coutume, les sections parallèles sont bien plus excitantes et risquées que la sage Compétition, et j’y ai vu l’émergence ou la confirmation d’hommes et de femmes cinéastes dont je compte suivre le travail avec application. C’est pourquoi, pour finir sur une note positive, j’ai décidé de vous parler uniquement des films que j’ai aimé aujourd’hui.
C’est le cas de Funny Pages d’Owen Kline, projeté à la Semaine de la Critique. Ce n’est pas pour alourdir la charge mais, après cette découverte, difficile de ne pas faire un parallèle avec When You Finish Saving The World (voir jour 1). Dans les deux cas, il s’agit de premiers films réalisés par de jeunes hommes américains, placés tous les deux sous la bannière du distributeur A24, nouvel Eldorado du cinéma indépendant. En forçant le trait de l’existentialisme un peu blasé et de la mignonnerie marginale, données garantissant le label « indé US » désormais bien rodé, Eisenberg accouche d’un film qu’il nous semble avoir déjà vu maintes fois, et qui ne semble pas voué à rester dans les mémoires. Tout paraît au contraire authentique dans le film de Kline, qui a pour sujet l’émancipation de Robert, un ado abandonnant les rêves de ses parents de le voir entrer à l’université pour commencer à vivre de sa passion pour la BD. Dessinateur talentueux, Robert va cependant se contenter d’ambitions bien inférieures à ses capacités, par peur de quitter son trou ou par modestie, et tenter l’autonomie loin du confort de sa classe moyenne. Tout le charme du film vient du fait qu’à l’inverse de son héros, Kline a une grande confiance en son écriture et n’a pas peur de développer sur la durée des situations absurdes ou des personnages hauts en couleurs. Il y a une tendresse infinie qui se dégage de ces types désaxés, névrosés ou inadaptés dans une Amérique déprimante. L’amour évident que le réalisateur porte à l’âge d’or du comic book se ressent d’une manière si fine que le monde qu’il crée finit par y ressembler.
Le troublant The Silent Twins ressemble quant à lui à la réalité. Le film d’Agnieszka Smoczynska relate l’histoire vraie de ces jumelles noires qui, enfants, ne communiquent qu’entre elles. En grandissant, elles se réfugient toutes deux dans l’écriture de fictions et leur dépendance exclusive l’une à l’autre augmente. Plutôt que d’expliquer la dure réalité de cette pathologie obscure, la réalisatrice polonaise tente de la transcrire en images avec inventivité grâce à des insertions en stop-motion et des changements d’ambiance radicaux. Si la production ultra soignée et la bande originale apportent au film une précieuse singularité, l’angle choisi peut cependant dérouter. En se plaçant exclusivement du côté des jumelles, on occulte complètement leur responsabilité, mais il y a quelque chose de fascinant à observer le monde qu’elles se sont créé.
Mon édition 2022 s’est terminée par une projection des plus chamarrées, c’est même un euphémisme pour Feu follet, que Joao Pedro Rodrigues a terminé seulement quelques jours avant sa présentation. Sur le papier, c’est l’histoire d’un prince du Portugal aux penchants homosexuels qui renonce à ses fonctions royales pour devenir pompier volontaire. Sur la pellicule, c’est autre chose. Cette « fantaisie musicale », comme le générique l’annonce à juste titre, est aussi une comédie queer sur l’écologie et l’héritage du colonialisme, dans laquelle on danse dans les casernes et s’aime dans les forêts. Quatre-vingt-sept joyeuses minutes d’une mise en scène extravagante qui a fait le bonheur des festivaliers.
Si je quitte le festival sans avoir « vu La Palme », pour utiliser la formule consacrée des festivaliers soucieux de la découvrir à chaque projection, j’ai quand même assisté à un certain état des lieux des productions mondiales actuelles, souvent animées par les mêmes thèmes. Les réflexions sur la communauté reviennent souvent, tout comme celles sur la filiation et sur la masculinité, qu’elle soit toxique, fraternelle ou réprimée. En attendant de voir avec le temps ce qu’il restera en moi de cette édition, je souhaite aux productions en cours toutes les meilleures conditions pour faire des étincelles lors de Cannes 2023.
Crédits Photo : Funny Pages © A24.