Cannes 2022 l Jour 3 : Toutes aux abris
Des femmes, des hommes, des fantômes et des meurtres. Et vous votre journée ?
Dans les Cornouailles, une biologiste vit seule sur une île et passe ses journées à documenter l’évolution d’une espèce de fleurs, qu’on imagine rare, sur laquelle elle découvre l’apparition de lichen. Peu à peu, les fantômes des personnes qui ont jadis peuplées les lieux commencent à apparaître et bouleverse le quotidien de cette femme qui, en parallèle, se met à souffrir d’un mal identique à celui de l’espèce qu’elle étudie. Avec Enys Men, Mark Jenkin réalise un film d’horreur quasi expérimental, dans lequel l’effroi provient uniquement du montage et non du scénario. Monteur devenu réalisateur, le metteur en scène britannique a donné un aspect intranquille à sa bobine en ayant recours à un traitement sonore inquiétant ainsi qu’à des coupes intempestives de certains plans, des inversions ou des accélérations. De ce résultat émane l’inquiétude qui hante ce film quasiment sans paroles, tourné avec une pellicule 16mm grainée et égratignée qui, à l’heure du tout numérique, fait un bien fou au yeux. Plutôt puriste que poseur, Jenkin fait de cette particularité un terreau idéal pour sa folk horror, catégorie remise au goût du jour par Robert Eggers avec The VVitch puis Ari Aster avec Midsommar, qui base ses récits mystiques sur des croyances vernaculaires. Malgré l’immense respect que j’ai pour la démarche et l’ambition de réaliser une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, le traitement du film en fait une expérience plus sensorielle que narrative qui m’a laissé sur le banc de touche.
Enys Men signifie « l’île aux pierres » en patois Cornique et n’a donc aucun lien avec les hommes (ça ne se prononce même pas de la même façon). Il n’est pourtant question que d’hommes dans les deux films suivants, deux projets bien distincts aux similitudes pourtant troublantes. The Stranger de Thomas M. Wright ainsi que La Nuit du 12 de Dominik Moll retracent chacun des enquêtes pour meurtre basées sur des faits réels dans lesquels des policiers consciencieux et impliqués sont prêts à aller jusqu’au bout de leur investigation pour dénicher les coupables, quitte à y laisser des plumes. Le premier nous vient d’Australie et relate l’infiltration d’un policier pour démasquer le meurtrier d’enfant, dans ce qui fût l’une des affaires les plus retentissantes du pays dans les années 2000. Un thriller très noir qui dévoile couche après couche le passionnant procédé mis en place pour arriver au but, évoluant dans la deuxième partie de manière captivante. Le plus troublant est l’amitié, car cela y ressemble vraiment, qui lie le flic à son suspect tout au long de cette enquête où la culpabilité d’un homme s’avère compliquée à prouver.
Même chose dans La Nuit du 12, où le Français Dominik Moll s’inspire librement d’un fait divers et resserre son action autour d’une brigade de la PJ de Grenoble s’échinant à retrouver le meurtier de Clara, une jeune femme brûlée vive au début du film. Un carton d’introduction nous informe d’ailleurs que chaque année, 800 000 enquêtes pour meurtre sont menées en France et qu’un quart de celles-ci ne sont jamais résolues. La dernière phrase indique que l’histoire qui suit en fait partie. On suit alors l’enquête et les interrogatoires de jeunes hommes plus suspects les uns que les autres avec avidité. L’enjeu dépasse d’ailleurs le simple fait de démasquer le coupable pour se concentrer sur les faits, les détails et l’exploration de nouvelles pistes. Puis le constat arrive, implacable : si tant est qu’ils soient tous innocents, ces hommes interrogés un à un auraient tous pu commettre ce crime. En filigrane, Moll fait un état des lieux des violences faites aux femmes et souligne le fait que ce problème endémique est encore loin d’être réglé. L’énergie de la brigade s’estompe au fil des scènes et se concentre sur l’interprétation de l’excellent Bastien Bouillon en chef de brigade, force tranquille hantée par cette affaire mais dont on regrette cependant le parti pris trop marqué du policier parfait. Bouli Lanners sort du lot avec un rôle solide plein d’humanité. J’ai vraiment été happé par ce récit évoquant à la fois l’inimaginable et la réalité malheureusement bien présente. Nadia, une enquêtrice, pointe d’ailleurs une donnée assez glaçante : et si le problème venait du fait que les criminels sont en grande majorité des hommes, tout comme ceux qui travaillent à les rechercher ? Des hommes animés par la justice recherchent d’autres hommes malfaisants. Et les femmes là-dedans ? Lorsqu’elles n’enquêtent pas elles-mêmes, animées par une cause qui les concernent en premier lieu, elles sont de potentielles victimes. On comprend mieux que certaines prévoient le coup en partant s’isoler sur une île pour étudier des fleurs.
Crédits Photo : The Stranger © See-Saw Films.