Alex van Warmerdam : Regarde les hommes dérailler
Au cinéma, les pays nordiques ont un appétit sans fin pour le surréalisme, qui s’emploie à dissimuler derrière chaque situation incongrue une métaphore ou une allégorie bien sentie avec un but précis : surprendre et émerveiller le spectateur. La Finlande d’Aki Kaurismäki ou la Suède de Roy Andersson viennent tout de suite à l’esprit, mais n’allons pas si loin, il suffit de se rendre aux Pays-Bas et de s’intéresser à la filmographie d’Alex van Warmerdam pour s’extasier tout autant. Depuis son premier long-métrage Abel (1986), et surtout Les Habitants (1992), le réalisateur néerlandais développe un univers opératique composé de fables sociales cruelles et de poésie pastorale, un monde très construit où la surprise est constante et l’interrogation, un puissant mantra. À l’occasion de la sortie de son nouveau film, N°10, par la valeureuse équipe d’ED Distribution, nous avons rencontré le mystérieux auteur des récents Borgman et La peau de Bax et lui avons demandé quelques précisions sur ce nouvel opus où s’entrechoquent pêle-mêle pièce de vaudeville, personnage avec un seul poumon et hauts dignitaires religieux à la conquête de l’espace.
Les Julien(s) : Avant de passer au cinéma, vous commencez par la peinture, le théâtre et les arts visuels. Qu’est-ce qui vous a amené à faire du cinéma ?
Alex van Warmerdam : Cela s’est produit au moment où je faisais déjà du théâtre et lorsque c’était ma principale occupation. Avant cela, j’étais dans une école d’art. Pendant cette période, j’ai commencé dans un groupe de théâtre musical nommé Hauser Orkater1. À l’époque, nous avons soudainement eu envie de nous tourner vers le cinéma. Nous avons pris contact avec le réalisateur néerlandais Frans Weisz et nous avons collaboré avec lui sur quelques films2. J’ai dessiné un storyboard avec lui. Cette expérience m’a offert l’opportunité d’être sur un plateau pour la première fois. J’ai alors découvert que le réalisateur n’avait besoin que de quelques idées et pas forcément de compétences précises, car chaque poste était occupé par une personne, que cela soit à la caméra, aux lumières, décors, costumes, etc. Je me suis dit que si l’organisation du tournage se passait comme cela, alors moi aussi je pouvais être réalisateur. Et j’ai donc commencé à écrire mes premiers scénarios de films.
Vous grandissez à côté d’un cinéma. Quels films marquants avez-vous vus durant cette période ?
À 14 ans, je vivais dans une maison au-dessus d’un théâtre qui projetait des films le week-end. C’était une salle provinciale et les films proposés étaient à l’affiche deux ans plus tôt à Amsterdam. L’un des films, ou peut-être le seul dont je me souviens durant cette période, est Psychose (1960) réalisé par Alfred Hitchcock. J’ai reçu une vraie gifle en le voyant. Je ne savais pas que de tels films existaient. C’était donc vraiment nouveau et l’effet sur moi a été très grand.
Vous avez mentionné plus tôt que, durant votre jeunesse, vous viviez à côté de plusieurs lieux artistiques comme par exemple une salle de concert. Comment se fait-il que vous viviez à proximité de ces lieux artistiques ?
Mon père était metteur en scène de théâtre. Son travail l’obligeait à changer régulièrement de villes et nous le suivions. La première habitation se situait carrément dans une salle de concert, mais la deuxième se trouvait juste dans une rue ordinaire de Haarlem. J’ai donc grandi à proximité, voire dans le théâtre. C’était le métier de mon père et le monde dans lequel on vivait n’était pas exceptionnel pour moi.
Par le passé, vous avez évoqué l’importance des films de Luis Buñuel dans votre cinéma. De quelle manière vous a-t-il influencé ?
Ce n’est pas tant ses films qui comptent pour moi mais plutôt la façon dont il en parle. Bien sûr, j’ai d’abord vu ses films, mais j’ai découvert par la suite son livre coécrit avec Jean-Claude Carrière, intitulé Mon dernier soupir (éd. Robert Laffont, 1982). Pour moi, ce livre est encore plus important que ses films. Je pense aussi à une interview vidéo avec l’un de ses fils, lorsqu’il commente un extrait de film avec Fernando Rey, son acteur fétiche. Dans ce passage, on le voit s’en aller. Buñuel explique qu’il trouvait la scène ennuyeuse. Au pied de l’acteur, il y avait des vieux sacs en tissu. Il les a remplis de gravats et de morceaux de bois que l’on utilise habituellement pour caler le pied de la caméra. Ensuite il a posé le sac sur l’épaule du comédien et la prise suivante était fantastique. C’est le genre de choses qui fait que j’aime autant le cinéma de Buñuel, et je ne peux pas vraiment expliquer pourquoi. C’est probablement ce qu’on appelle le surréalisme, mouvement auquel appartenait le réalisateur. Mais il me semble qu’il s’est disputé avec André Breton pour des sombres histoires de jalousie. Breton avait eu l’impudence de parler à sa femme. Buñuel était très jaloux et a voulu le tuer pour cela. Mais il n’a pas réussi à remettre la main sur son arme. (rires)
Pourriez-vous nous parler de votre méthode d’écriture ? Est-ce que vous aussi vous portez des sacs remplis de gravats sur votre épaule pour générer de l’inspiration ?
Je commence toujours par la fin ou la conclusion. Quand je l’ai, c’est pour moi le signal qu’un nouveau projet de film commence. C’est le point de départ. J’ai beaucoup de petits cahiers où j’écris chaque petite idée qui me vient à l’esprit. Puis vient le jour où je commence à déceler des connexions avec toutes les idées que j’ai notées. A partir de là, j’écris un premier synopsis sans savoir ce que va être l’histoire. Cette étape m’aide à trouver une ligne directrice. Je laisse reposer tout cela quelques semaines, puis je commence à écrire sérieusement. En ce moment, je suis sur l’étape de synopsis de mon nouveau projet. C’est une période que j’aime particulièrement parce que je n’ai pas encore à penser en termes de production ou toute autre forme de responsabilité. Je suis libre d’aller où cela me chante et pourtant quelque chose existe déjà, c’est important pour moi. Ce n’est encore qu’à l’état de projet un peu bordélique, mais je sais qu’un jour, je vais devoir passer à l’étape supérieure et réarranger tout cela.
Est-ce que vous aimez improviser pendant le tournage ?
Je ne suis pas un grand improvisateur. Je reste assez attaché au script. Les acteurs ont la possibilité de changer quelques mots ici ou là. On peut en discuter librement. Pour chacun de mes films, je fais un storyboard. C’est vraiment la « bible » du film. Cela me permet de garder en tête la direction à prendre.
Dans N°10, les mystères s’ajoutent progressivement au récit jusqu’à s’emboîter les uns les autres comme des poupées gigognes. Quel effet souhaitez-vous produire sur le spectateur ?
Pour être honnête, je ne pense jamais au spectateur, je n’attends rien de lui. Je cherche uniquement à ce qu’il ne s’ennuie pas, c’est ma tâche principale ! Pour moi, l’art doit protéger l’abstraction contenue dans le film. Il ne faut pas qu’il y ait de signifiant. Cela risquerait de le détruire. Mes films se construisent véritablement dans la salle de montage. Souvent, ils prennent une forme totalement différente de ce que j’avais en tête au départ. Quand je suis en montage, nous avons régulièrement des visionnages avec quelques bons amis triés sur le volet qui peuvent dire tout ce qu’ils pensent. Nous prenons bonne note de ces commentaires. Une fois de retour dans la salle de montage, nous testons éventuellement une ou plusieurs idées qui nous ont été soumises. L’objectif principal est de trouver le meilleur rythme et la meilleure durée possible pour le film. À ce stade, il faut mettre de côté la réflexion intellectuelle ou les recherches faites pendant la préparation ou le tournage, elles n’ont plus d’importance. Il suffit de faire un bon film avec la matière filmée. C’est ainsi que je travaille.
C’est votre dixième long-métrage et il s’appelle N°10. Cela signifie-t-il qu’il s’agit du dixième chapitre d’une histoire plus grande et que tous vos films racontent une histoire commune ? Quel mystère se cache derrière ce titre, sachant que le film ne donne pas vraiment de réponse ?
Je ne pourrai pas me prononcer là-dessus, car il faudrait trouver des passerelles communes ou des connexions entre mes différents films. Je ne crois pas que N°10 soit le dixième chapitre de quelque chose de plus grand, la raison est vraiment plus terre-à-terre, c’était juste mon titre de travail à la base et je l’ai gardé. (rires) Je n’en avais pas vraiment l’intention, j’avais même pensé à l’appeler Child N°10 (ndlr : enfant numéro 10 en français), en référence à l’enfance mystérieuse de Günter, le personnage principal, mais j’ai finalement choisi ce titre plus court. À mon sens, c’est comme le nom d’une archive que l’on a retrouvée, derrière laquelle se cache l’histoire de Günter. Actuellement, je travaille sur mon prochain film, N°11, mais j’espère cette fois-ci trouver un autre titre. (rires)
La religion tient une place importante dans le film, il y est question de prosélytisme et d’endoctrinement. Quelle était votre intention ?
Durant l’écriture, j’ai eu cette idée que des prêtres voudraient propager la religion catholique sur d’autres planètes. C’était une idée foncièrement drôle. Puis, petit à petit, ils ont pris plus de place et de pouvoir dans l’histoire. Quand on commence à raconter un récit avec des prêtres qui montent dans un vaisseau spatial, munis de grandes croix géantes, pour prêcher la bonne parole sur un autre monde, on doit être capable d’en dire plus à ce propos. C’est pourquoi j’ai écrit une scène d’affrontement entre Günter et les prêtres, pour pouvoir commenter tout cela. J’ai eu une éducation religieuse, j’étais enfant de chœur, je n’étais pas vraiment croyant et comme cela se passait dans les années 60, l’Église était plus “laxiste”. Mais auparavant dans les années 50, mes parents ont beaucoup souffert de la mainmise de l’Église Catholique sur leurs vies, donc quand je peux les mordre un peu, je ne me gène pas !
Les décors et les questions d’architecture apparaissent au cœur de votre processus de création (par exemple la maison familiale dans Borgman, la maison sur pilotis dans La peau de Bax, la petite église dans N°10, etc.). Construisez-vous le décor en fonction de vos besoins ? Comment choisissez-vous vos lieux de tournage ?
Dès que je le peux, j’aime construire mes décors, avoir la maîtrise dessus. Ce n’est pas toujours possible, mais par exemple, dans N°10, l’église a été construite pour le film. Je construis les décors pour qu’ils fonctionnent avec mes storyboards. Je commence toujours par ces derniers. C’est très important car cela me permet de traduire ce que j’ai dans la tête. Car quand j’écris, j’ai tout de suite une “mise en scène” qui s’installe dans mon esprit : la porte se situe à droite, la fenêtre, un peu plus loin, etc. Quand vous créez tout, de toute pièce, vous pouvez faire exactement comme vous l’avez imaginé. Par exemple, dans Borgman, le couloir devait être plus grand que la normale car Borgman marchait juste derrière l’homme à qui appartenait la maison. J’avais besoin de longueur pour le plan et l’ambiance ou l’effet que je voulais installer à ce moment-là. L’homme partait dans une direction, et Borgman, sans être vu, partait à l’opposé et disparaissait. C’était comme un boogeyman qui suivait cet homme comme son ombre. Si j’avais dû tourner dans un lieu préexistant, je n’aurais pas eu la profondeur nécessaire et j’aurais eu du mal à créer le malaise que je souhaitais. Il y a une envie esthétique derrière, mais surtout un côté pratique.
Vous travaillez malgré tout aussi en extérieur.
Disons qu’il y a une bonne raison artistique de fabriquer une maison pour en avoir le contrôle, mais comme mes films ne génèrent pas beaucoup de financements, je dois quand même filmer en extérieur ou sur des lieux préexistants. Cela ne me déplaît pas, car rester dans le même décor de studio tout le temps, ça devient ennuyeux à la longue.
Quels sont vos projets futurs ?
En ce moment, la peinture a pris une place plus grande dans ma vie. Je dois d’ailleurs préparer une exposition. Mais en parallèle, je travaille quand même sur un script, le fameux N°11. (rires) Quand l’exposition sera prête, je pourrai me consacrer entièrement à ce script.
Est-ce que ces peintures entretiennent un rapport avec vos films ?
Ce sont plutôt deux choses distinctes. Par contre, je fais toujours des peintures en rapport avec mes films, c’est même nécessaire pour montrer ou expliquer mon travail aux autres, comme une sorte de livre d’images qui débouche sur un leitmotiv artistique. Je peins également les affiches de mes films, après qu’ils soient finis.
Crédits Photo : © D. R.
1 : Fondé au début des années 70, Hauser Orkater est un célèbre groupe de théâtre musical, connu en France pour la pièce Regarde les hommes tomber (1980).
2 : Avec Frans Weisz, Alex van Warmerdam collabore sur un court téléfilm Entrée Bruxelles, sous la forme d’un théâtre musical absurde, un film intitulé Striptease, ainsi qu’un court métrage et un autre film pour la télévision.