Succession : Salut La Compagnie
Alors que HBO vient de dire au revoir à une de ses séries dramatiques phare et a bien entamé un changement de direction artistique qui risque de nier les fondements de son succès, retour sur quatre saisons de brillance thématique, au point de vue politique et critique forcément ambivalent, et sublimées par des comédiens et metteurs en scène parmi les meilleurs de l’histoire de la chaîne.
Cet article contient des spoilers pour le dernier épisode de la saison 4, « Le Couronnement », ainsi que pour l’ensemble de la série. Il est recommandé de le lire après en avoir visionné l’intégralité.
Hasard des acquisitions, quelques jours avant la diffusion du 10e et ultime épisode de la saison 4 de Succession, l’armateur français CMA CGM a annoncé, dans le cadre du développement de ses activités média, le rachat du quotidien économique La Tribune, le tout après l’acquisition du quotidien régional La Provence. La multinationale, présidée et largement représentée dans son conseil d’administration par la famille Saadé, se rapproche ainsi dans son envergure… de Waystar Royco, la compagnie fictive du carton HBO. En plus d’avoir fait fortune dans les médias et la communication, le groupe a aussi une lucrative activité de transports et de croisières de luxe ; une pirouette destinée à l’éloigner un peu de News Corp., empire de Rupert Murdoch et inspiration à peine voilée de la série.
Des cas où la réalité a dépassé – ou enrichi – la fiction Succession, on pourrait en dénombrer plusieurs. Mais, alors que la série a conclu son quarantième épisode, Jesse Armstrong et sa douzaine de scénaristes ont souhaité conclure selon leurs propres termes, sur une note on ne peut plus sombre. Celle où la fratrie dysfonctionnelle Roy échoue à garder le contrôle de la société et la revend au magnat des réseaux sociaux Lukas Matsson (Alexander Skarsgaard). Le bilan est sans appel : Shiv se retrouve comme prête-nom en-dessous de ses capacités, malheureuse dans un mariage de raison. Roman part lentement à la dérive en claquant la porte du siège. Et enfin, Kendall le fils prodigue laissé sur le carreau, a perdu sa raison d’exister et de pouvoir exercer une mentalité de battant creuse. Prouvant, par là-même, que l’empire de Logan Roy ne leur était jamais réellement promis.Dans l’histoire de HBO, Succession a longtemps souffert la comparaison avec Veep : des dialogues bardés de jurons et de réflexions inappropriées, de regards torves et d’étrillements verbaux s’étendant sur plusieurs minutes. Mais, là où beaucoup de l’entourage de Selina Meyer, cœur cynique et froid de Veep, devait régler une escadrille de crises politiques ou diplomatiques de manière inepte, les enfants Roy avaient un semblant de compétence et leur arrogance semblait garantir leur survie. Si Succession s’aménageait bien des séquences ouvertement comiques, dont plusieurs impliquant les serviteurs/bouffons de l’empire Roy, Tom (Matthew Macfadyen) et « Cousin » Greg (Nicholas Braun), elle ne nous a jamais vraiment ménagé de confort dans le visionnage. Qui plus est, dans une saison 4 où une élection marquée par de violents affrontements liés à des accusations de fraude électorale a mis au ban ATN, chaîne d’info en continu, qui a arbitrairement déclaré la victoire du candidat d’extrême-droite Jeryd Mencken.
Un soap qui lave plus noir ?
La dimension omnipotente de Logan Roy (Brian Cox) ainsi que la caractérisation de ses enfants a longtemps casé Succession au rang de soap premium, une recette simple pour qualifier son succès d’audience après une première saison diffusée en plein été 2018 (et un démarrage à la première édition lilloise de Séries Mania, où la série eut son avant-première). La recette y est : patriarche froid et intraitable tenant ses enfants à distance, dispute autour d’un héritage corporate trop lourd à porter, trahisons, meurtres passés sous le tapis… Le marketing était bien là : « des personnages qu’on adore détester ». Si c’est une grande partie des rouages de la série, réunir les ingrédients du soap ne la fait pas entrer dans le carcan du genre pour autant. La saison 4 apprenant au public la grossesse de Shiv avant même qu’elle ne puisse l’apprendre à Tom ou au reste de sa famille, est traitée comme le requiem d’une relation qui se disloque, séparation de personnages ambitieux profondément cassés… qui finissent par se résoudre à affronter l’enfer ensemble, comme le prouve une des dernières séquences du final.
De sentiments, de romance, de sexe, il n’est question qu’en biais, et c’est aussi ce qui fait fonctionner un bon soap. Succession dépeint une ribambelle de personnages profondément isolés : les relations de Logan envers Rhea Jarrell (Holly Hunter) en saison 2, puis envers Kerry avant sa mort, sont largement questionnées par son entourage et ses proches. Le mariage de Connor est parasité par la mort de Logan ; celui de Lady Caroline se retrouve cantonné à un post-it italien sur fond de déchirement intra-familial entre Logan et ses enfants. Les punchlines de Roman, si elles peuvent faire leur effet au début de la série, deviennent de plus en plus désespérées et fonctionnent comme une machine à répliques inappropriées, renforcées par le côté indéboulonnable de sa stature comme codirecteur général de Waystar. Mais l’enterrement de Logan Roy va disséminer cette façade aux quatre vents, vu son incapacité d’exprimer un sentiment sincère… La qualité de l’exécution de cette fable noire, bien au-delà de la satire corporate unilatérale vendue au départ, nous empêche de nous poser la question : a-t-on envie de voir le bout de l’autodestruction d’un empire décrit en filigrane comme toxique ?
Tous fascinés, donc tous complices ?
Ce qui nous amène à la question du regard posé par la série sur ses personnages. L’humanisation de ce qui pourrait être des caricatures de néolibéralisme et népotisme acharné est à géométrie variable. En s’en remettant à son quatuor de tête, tous quasiment inconnus du grand public avant la série en dehors de Brian Cox (on va y revenir), pour amorcer un peu de subtilité et d’émotion dans les incessantes joutes verbales, Jesse Armstrong insuffle de la nuance, voire un peu de tendresse dans cette grande démonstration permanente d’amour vache entre, d’un côté, Logan et ses enfants, et de l’autre, la fratrie Roy. Nul doute que la fascination pour les coulisses des grandes entreprises a concouru à la mise en production de la série, le tout associé à la verve satirique d’Adam McKay qui a réalisé une satire grasse du milieu de la haute finance avec The Big Short ; on sait donc que Armstrong ne cautionne pas vraiment les agissements de ses sujets. Pourtant, Succession est un petit précis d’authenticité : utilisant souvent la même colorimétrie que des thrillers corporate, tout en teintes blanches et chromées, des plans de coupe de départ en hélicoptère fastes et puissants, jusqu’aux escapades italiennes et norvégiennes au fil des saisons… Armstrong laisse aussi libre cours au narratif de l’auto-entrepreneur, du bâtisseur, savamment entretenu pendant l’anniversaire de Logan Roy… et brandi en bouclier par Kendall, improvisant un discours funéraire dans l’avant-dernier épisode de la série. Mythologie qui sert de marche-pied aux ambitions de chaque Roy, et à chaque projet voué à l’échec, dont les ambitions politiques de Connor, seul Roy à être mis hors de la boucle des machinations corporate de Waystar Royco. Les Roy ne sont jamais vraiment défiés sur leur propre terrain ; la présentation de Living+ est moins regardée pour les quolibets sur Twitter que pour l’approbation de Lukas Matsson, publiquement avouée sur son compte. En saison 2, on nous présente même l’empire média Pierce sur lequel Logan veut mettre le grappin, et ce malgré une idéologie démocrate et progressiste radicalement opposée à leurs valeurs. Une gouvernance entièrement féminine, avec un personnage campé par Holly Hunter en consigliere… Un empire-miroir qui laisse entrevoir une série qui aurait pu être écrite par Aaron Sorkin, avec une PDG qui peut se permettre d’avoir une fin de non-recevoir à un des magnats les plus puissants du monde… Mais le propos de l’équipe de Jesse Armstrong est ailleurs. L’intégration d’un empire média en plein soubresauts n’est pas une question politique, mais une question de prix, le « putain de nombre le plus élevé » comme l’éructe Logan alors que ses propres enfants surenchérissent pour racheter Pierce Media. Le reste est de la négociation, le plus souvent hors-champ.
En réalité, être en immersion avec les Roy signifie aussi être en autarcie avec eux. Ce faisant, l’équipe de Jesse Armstrong évite d’appliquer une grille de lecture morale sur le système Waystar Royco, et leurs petits arrangements avec la réalité. Un des meilleurs épisodes de la série, « Argestes » (2.06), déroule même un brainstorming de plusieurs minutes pour savoir comment présenter, retourner à son avantage, minorer et tout simplement parler d’une enquête à charge autour de multiples incidents dans l’activité croisières de Waystar Royco. Des joutes tellement intenses et intelligentes qu’elles en viendraient à résumer 30 ans de communication de crise corporate avec trois fois plus de langage de charretier. Au final, la danse du ventre de Shiv, Kendall et Roman devant un parterre de public économique acquis à leur cause sera une réussite, et leur langue de bois autour du scandale croisière ne sera pas remise en cause par l’animatrice du panel. Si le scandale ne s’arrêtera pas là et conduira Logan à être contraint de « couper une tête », la spirale dans laquelle est prise l’empire Roy, comme souvent dans Succession, est moins externe qu’interne.
En fin de compte, la déliquescence psychologique représentée dans le final, où les Roy doivent faire face à leurs propres mensonges, leur propre « bullshit » comme le profère Roman, est le retour karmique attendu et consenti de la série. Les fameuses différences irréconciliables citées dans des divorces de haut vol s’appliquent ici au cercle intime d’héritiers déchus, et morts symboliquement sans le savoir. Ironie suprême : elle ne s’applique pas à la relation la plus détaillée et complexe de la série, celle entre Tom et Shiv. La place de CEO Amérique accordée à Tom par Matsson permettrait à cette dernière de rester dans le giron de l’empire… mais à une place limitée. Matsson la sacrifie dans une conversation privée avec Tom pour des motifs purement sexuels. Un purgatoire patriarcal qui réduit à néant tous les efforts qu’elle a entrepris pour s’attirer les faveurs du créateur de GoJo.
Max-imiser ou rien ?
Diffusée pendant quatre années houleuses pour la maison-mère de HBO, Succession représentait ni plus ni moins que le drama pur, intense, sans additifs ni conservateurs. Les épisodes les plus brillants de la série, la plupart réalisés par le fidèle Mark Mylôd – promis à un avenir radieux vu sa gestion magistrale de la saison 4 – ne s’apparentaient à rien d’autre qu’un huis-clos théâtral, rythmé par la cathédrale sonore patiemment construite par Nicholas Britell. Mais vu la nouvelle direction prise par la fusion entre Warner Bros et Discovery, HBO, tout comme Max, semble partie pour s’éloigner de projets ayant les mêmes composantes. Montée juste avant la grève des scénaristes, la présentation de Max, nouveau rebranding de la plateforme internationale HBO Max, laissait place à des projets soit high-concept, soit à fort quotient en grosses stars (True Detective, mais avec Jodie Foster et en Alaska ! Robert Downey Jr. Multiplié par 4 pour The Sympathizer !). S’il est impossible, voire indécent, de juger du produit final au vu de seules bandes-annonces, on redoute la fin de l’ambivalence de Succession qui assumait sans complexe l’inconfort de visionnage. Dans le canon de HBO, elle se rapproche ainsi de l’œuvre de l’auteur maudit et génial David Milch, dont la fresque western Deadwood utilisait une partie des mêmes ressorts pour des effets aussi percutants. Il ne tient qu’aux cadres de HBO – parmi lesquels Francesca Orsi, qui affirmait sa volonté de travailler à nouveau avec Jesse Armstrong, de ne pas laisser Succession orpheline.
Créée par Jesse Armstrong. Avec Brian Cox, Kieran Culkin, Jeremy Strong… États-Unis. 39 Épisodes x 60 Minutes (4 Saisons). Genre : Drame. En intégralité sur Prime Video.
Crédits Photo : © HBO.