Astrakan : L’enfance sacrifiée
Le trauma et la solitude à hauteur d’enfant. Voilà ce que nous propose Astrakan, le premier film de David Depesseville. Une œuvre rugueuse et opaque traversée de moments de belle sensibilité… à l’image de son jeune héros !
Ce héros, c’est Samuel, douze ans. Orphelin, il vit désormais dans le Morvan chez Marie, Clément et leurs deux garçons. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la cohabitation est mouvementée. Taiseux et solitaire, Samuel garde ses secrets, son passé et ses problèmes enfouis en lui, au grand dam de sa famille d’accueil qui ne sait pas quoi faire de lui et a du mal à gérer sa propre frustration devant ce troisième enfant qui ne leur facilite pas la vie. Et puis l’adolescence pointe le bout de son nez avec ses premiers troubles sentimentaux, son impétuosité et ses premières grosses décisions à prendre. Celles qui peuvent avoir de vraies conséquences et laisser des marques.
Si le pitch peut laisser penser à un coming of age sur un enfant sauvage qui s’ouvre au monde, Astrakan en est bien loin. La première œuvre de David Depesseville est âpre, inattendue et ambivalente. Tantôt rude et difficile d’accès, tantôt délicate et touchante ; parfois d’une grande sobriété formelle, parfois grandiloquente. Une chose est sûre : elle est avant tout déstabilisante. Depuis des décennies, la fiction nous a habitués aux personnages d’enfants tempétueux au cœur d’or. Samuel, lui, n’a pas grand-chose de chaleureux. Il est renfermé, indomptable, ou du moins en donne-t-il l’impression, et son intériorité est le plus souvent inaccessible, comme rangée au fond de lui dans une pièce fermée à double tour. S’il est le héros de cette histoire, il n’en sera que difficilement le vecteur émotionnel. L’identification est complexe… Mais pas impossible. Samuel fait partie de ces personnages de cinéma meurtris, en rébellion constante et dont la situation ne peut s’améliorer. Son comportement d’enfant traumatisé accroît la frustration et l’irascibilité de sa famille d’accueil, qui se manifestent sous forme de reproches, d’humiliations et d’abus en tous genres. Abus de confiance, abus physiques, abus sexuels : tout un enchevêtrement de petites et grandes violences, enfermant un peu plus le pré-adolescent dans une solitude et un mutisme encore plus épais. Un parfait cercle vicieux de l’enfance bousillée.
Le film porte le nom d’une laine bien particulière, prélevée sur des agneaux mort-nés ou abattus quelques jours après leur naissance. Cet agneau, bien entendu, c’est Samuel. La brebis galeuse, le mouton noir, bref, le mal-aimé, l’incompris. Forcément différent des autres enfants, Samuel est difficile à cerner, imprévisible. Il « rend cinglé », comme disent si délicatement les adultes autour de lui. C’est l’enfance sacrifiée dans toute sa splendeur : le gosse qu’on aimerait chérir mais qu’on malmène parce qu’il n’est pas comme les autres. Et dans cette situation impossible, c’est bien le corps qui trinque en premier. C’est sur lui que tombent les sévices et punitions. C’est à travers lui que se manifestent aussi le mal-être et les traumatismes. À force de garder trop de choses nauséabondes tapies au fond de soi, elles finissent par perler. C’est bien ce qui arrive à Samuel, qui tâche quotidiennement ses sous-vêtements, pour la plus grande exaspération de ses parents nourriciers. Et c’est dans ce rapport au corps que le film captive le plus. Le corps qu’on maltraite, le corps qu’on abuse, le corps qu’on rejette. Celui qui séduit, qui nous échappe et qui cherche à s’évader. Comme pour tenter d’affirmer une bonne fois pour toutes son existence et ne pas être, à l’arrivé, qu’un corps sacrifié.
Réalisé par David Depesseville. Avec Mirko Gianinni, Jehnny Beth, Bastien Bouillon… France. 01h44. Genre : Drame. Distributeur : New Story. Sortie le 8 février 2023.
Crédits Photo : © New Story.