Aucun Ours : Peine de Cœur
Il est impossible d’aborder certains films sans évoquer leur contexte. Vit-on par exemple la même expérience quand on est vierge de toute information que lorsqu’on connaît le véritable sort de Sharon Tate devant Once Upon A Time… In Hollywood ? Quand on a connaissance de l’enfer sur le tournage d’Apocalypse Now, ou encore du bouleversement funeste au casting de L’Imaginarium du Docteur Parnassus ? À l’image de ces films, Aucun Ours bénéficie quant à lui d’un contexte terrible lié à sa sortie. En découle un film sans équivoque, intense et profondément bouleversant.
Jafar Panahi est un réalisateur iranien reconnu internationalement après avoir été multi-récompensé dans les festivals du monde entier. Rien qu’en Europe, il est reparti avec la Caméra d’or à Cannes pour Le Ballon Blanc en 1995, le Lion d’or à Venise pour Le Cercle en 2000 ou encore l’Ours d’Or à Berlin pour Taxi, Téhéran quinze ans plus tard. En 2010, à force de faire des films à charge contre son pays, il est condamné à six ans de prison ferme et vingt ans d’interdiction de quitter le pays et de faire des films. Pourtant, un an plus tard, le reste du monde découvre Ceci n’est pas un film. Ce documentaire, co-réalisé avec Mojtaba Mirtahmasb, explique la situation du cinéaste et introduit ce que vont être ses films par la suite. Depuis, tous ses projets (dont Taxi, Téhéran, évoqué plus tôt) se tournent en cachette avec des caméras discrètes (caméra sportive et téléphone portable), dans des villages parfois reculés et sans aucun repère géographique afin de protéger l’intégrité du cinéaste. Mais voilà, le 11 juillet dernier, Jafar Panahi est arrêté et placé dans la prison d’Evin pour y purger sa peine, condamné pour « propagande contre le régime ». C’est dans ce contexte brûlant que sort en salles Aucun ours, son dixième long-métrage et peut-être son plus beau.
Dès la séquence d’ouverture, on se demande comment cela est possible : un lent plan-séquence au milieu d’une rue habitée, probablement à Téhéran, passe d’une silhouette à une autre jusqu’à une serveuse en plein service qui, après un dialogue houleux avec un client, s’immobilise et nous regarde à travers l’oeil de la caméra. En réalité, ce n’est pas le spectateur qu’elle fixe, mais le cinéaste que l’on découvre dans un appartement plus rural. Pas besoin de mots pour comprendre que la scène est probablement inspirée de faits réels. Panahi est perdu, seul au milieu d’un petit village secret à la lisière de la Turquie, et peine à diriger ses acteurs dont il est séparé par des dizaines de kilomètres. Cette constante oscillation entre le fictif et le réel, entre les sous-entendus risqués du film et la rigidité du système politique en place dans le pays, habite le long-métrage jusqu’à la fin. Pour autant, c’est une autre histoire qui va occuper le personnage principal : Jafar est accusé d’avoir surpris une femme embrasser un homme alors qu’elle était promise à un autre. Par cette intrigue, Panahi en profite pour métaphoriser l’archaïsme des lois iraniennes pilotées par les instances religieuses du pays, et leur iniquité, mais surtout, et c’est ça qui intéresse davantage le cinéaste, le pouvoir d’une image. Ici, c’est une photographie, prise par le réalisateur au détriment du jeune couple, qui viendrait résoudre le conflit qui l’oppose aux voisins du village, soucieux de la préservation de leurs doctrines. Cette force picturale, à l’inspiration Blow-Up-ienne, ne tient qu’à la matérialité d’une photo. Le pouvoir que détient le personnage à faire chanter tout un village grâce à cette image est le même que le pouvoir du cinéaste à métaphoriser ses désirs et ses pensées dans les séquences de son film. Cela vient se concrétiser notamment lors de la scène grandiose du « procès », qui prend une tournure aussi maîtrisée que poétique.
Outre la puissance démonstrative des images, il y a le double discours marquant sur cette notion de frontière, de séparation invisible avec laquelle Panahi joue constamment. Dans un premier temps en tant que réalisateur, en brouillant les pistes entre la fiction et le documentaire mais aussi par la façon dont il choisit ses cadres et ses placements. Par exemple avec l’appartement de son personnage, placé entre la rue principale du village qui abrite les fantasmes de ses habitants et l’arrière-place où la scène du litige a eu lieu. Pour reconstituer les faits, les personnages doivent traverser son lieu d’habitation, comme passer par un sas pour rejoindre la fiction. Cette notion de démarcation a aussi été alimentée dès l’écriture, notamment en plaçant son intrigue dans un village iranien à l’extrémité du Nord-Ouest, limitrophe avec la Turquie. La métaphore n’a jamais été aussi vivifiante que quand le personnage se retrouve à un pas de franchir cette ligne invisible, à une action de s’exposer à l’emprisonnement.
Contextualiser le film n’est pas absurde au regard de la situation iranienne de ces derniers mois. D’autant que l’intrigue dramatique du film part de discussions d’hommes qui sont suspendues aux décisions féminines (il y a l’intrigue de la photo, mais également le monologue bouleversant de l’actrice face à l’équipe de tournage rappelant qu’elle court des risques en étant une femme). La sortie de Aucun ours intervient au même moment que le mouvement révolutionnaire du peuple iranien contre le pouvoir en place, tandis que deux autres films iraniens sortis cette années en France et mettant en avant des personnages féminins : Les Nuits de Mashhad (où le personnage de la femme journaliste a été inventé pour le film) et Leïla et ses frères, se voient interdit de diffusion sur le territoire iranien. Il ne faut pas occulter non plus le courage incroyable de Jafar Panahi. Douze ans après l’interdiction d’exercer son métier, il continue d’afficher une passion inébranlable pour son secteur, quitte à vivre caché depuis tout ce temps. Une détermination sans faille qui force l’admiration et émeut quand dans une scène banale de discussion, le personnage (et/ou le réalisateur ?) répond rempli d’espoir à son interlocuteur lui demandant « Comment on procède si tu te fais arrêter ? ». Aucun Ours est un film édifiant sur la force de volonté d’un homme prêt à tout pour défendre sa vision du cinéma. Assurément le film de novembre, si ce n’est le film de l’année.
Réalisé par Jafar Panahi. Avec Jafar Panahi, Mina Kavani, Vahid Mobasheri… Iran. 01h47. Genres : Drame, Romance, Thriller. Distributeur : ARP Sélection. Prix Spécial du Jury au Festival International du Film de Venise 2022. Sortie le 23 Novembre 2022.
Crédits Photo : © ARP Sélection.