Vesper Chronicles : La beauté sauvera le monde… Et les cinéphiles
Dans un cadre post-apocalyptique où prévaut la loi des prédateurs, la nature malmenée par l’espèce humaine ne lui est plus soumise. Survivre sur cette terre désolée est une préoccupation de tous les instants pour la jeune Vesper, mais elle a toujours foi en un avenir plus luxuriant. Vesper Chronicles est le troisième film du duo formé par la lituanienne Kristina Buozyte et le belge Bruno Samper après La Collectionneuse en 2008 (rien à voir avec celui de Rohmer) et Vanishing Waves en 2012 (qui a remporté 24 prix, dont plusieurs au Fantastic Fest d’Austin). Deux films très originaux évoquant respectivement la réminiscence de sensations par le filmage et la plongée dans une psyché comateuse. Parmi les interprètes de ce troisième opus, on retrouve dans le rôle principal Raffiella Chapman, connue internationalement depuis Miss Peregrine et les Enfants Particuliers de Tim Burton en 2016, le fabuleux Eddie Marsan en tyranneau de bas étage, Richard Brake, habitué des very bad guys (le Night King de Game of Thrones entre moult exemples) ici à contre-emploi en père protecteur mais lourdement handicapé (tels les protagonistes des classiques Johnny s’en va-t-en Guerre de Dalton Trumbo en 1972 ou Incidents de Parcours de George Romero en 1989), et enfin la débutante et convaincante Rosy McEwen qui joue la mystérieuse Camélia.
L’univers présenté reprend des aspects extrêmement classiques des sociétés dystopiques : évolution de l’ingénierie génétique et conséquences fâcheuses, telle la stérilité (comme dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley en littérature, Les Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron en 2006 au cinéma, La Servante Écarlate, roman de Margaret Atwood adapté sur grand et petit écran), classicisme caricatural avec la division étanche entre une oligarchie claquemurée et une humanité dans un dénuement absolu (qu’on songe à Elysium de Neill Blomkamp en 2013, à Gunnm, manga de Yukito Kishiro adapté sous le titre d’Alita : Battle Angel en 2019 par Robert Rodriguez), nature meurtrie, de paire avec la possibilité d’un renouveau par la patiente obstination de héros du quotidien (qui n’est pas sans rappeler le jardin de Silent Running de Douglas Trumbull, sorti en 1975), contrôle et privatisation du vivant dans une logique ultra-capitaliste (les réalisateurs ont d’ailleurs mentionné, dans le dossier de presse, l’existence d’une semence génétiquement modifiée du doux nom cinéphilique de « Terminator », brevetée par une société américaine et stérile après une récolte)…
L’atout majeur du film ne réside dans l’originalité de sa genèse, mais dans sa direction artistique magistrale à l’origine d’une immersion jouissive du spectateur. C’est d’autant plus remarquable que le budget n’est clairement pas celui d’un Avatar (James Cameron, 2009), mais que l’on est pourtant constamment émerveillé par la richesse et la variété de la faune, et surtout de la flore, aussi fascinante que dangereuse. Le duo cite comme influence l’époustouflante série documentaire de Jean-Marie Pelt et Jean-Pierre Cuny, L’Aventure des Plantes, que l’on ne saurait trop conseiller, comme son pendant Les Inventions de la Vie, le chef d’œuvre La Planète Sauvage (1973) de René Laloux et Roland Topor, ainsi que des designers ou architectes comme Neri Oxman. L’esthétique d’avant-garde empruntée au biodesign trouve un épanouissement avec toute la liberté que confère le statut de film indépendant. Les splendides paysages lituaniens apportent une plus-value réaliste, magnifiés par le chef opérateur Felixas Abrukauskas, féru de peinture flamande, notamment de Rembrandt et de Vermeer, dans la création d’une atmosphère à base de lumière douce et de chaleur organique, à l’opposé de la froideur des fonds verts et du recours outrancier aux effets numériques.
L’événement perturbateur de l’intrigue est la rencontre de deux microcosmes : celui de Vesper, la bio-hackeuse débrouillarde, et celui de Camélia, une aristocrate échouée à la suite du crash de son vaisseau. La ligne narrative « claire » revendiquée par les réalisateurs, en référence au graphisme de Hergé, permet l’évolution d’un récit initiatique très compréhensible sans être simpliste et formaté pour autant, l’Espoir guidant les protagonistes (depuis le mythe de Pandore jusqu’à la récente série Sandman adaptée du comic de Neil Gaiman, le thème est éternel). L’ambiance relève du conte de fées macabre, voire du gore (genre qui se marie très bien à la science-fiction comme en atteste le sublime Jin-Roh, la Brigade des Loups d’Hiroyuki Okiura, sorti en 1999). Mais l’héroïne n’est ni la demoiselle en détresse attendant passivement un baiser libérateur, ni la badass bonasse apte à tout démolir qui sature nos écrans : c’est une jeune fille, aidée par un drone humanisé, qui mobilise ses connaissances pour s’émanciper et libérer le monde environnant de sa chape de plomb mercantile et déshumanisante. La collaboration avec Camélia qui en est le garant, dans un continuum entre intime et universel, est très bien incarnée par deux interprètes investies et complémentaires. Les moments de tension sont habilement mis en scène, notamment par l’usage du steadycam. On retiendra, sans trop en dévoiler, une séquence de poursuite nocturne fort réussie, illustrant la confrontation entre armures sans âme et nature dévorante. Si vous êtes en quête d’autres propositions que des blockbusters ultra-formatés à intrigues et personnages interchangeables, si la beauté hypnotisante d’une véritable vision esthétique vous branche plus que l’excitation pyrotechnique d’un instant, alors tentez l’expérience originale et rafraîchissante de cette utopique oasis qu’est Vesper Chronicles.
Réalisé par Kristina Buozyte & Bruno Samper. Avec Raffiella Chapman, Eddie Marsan, Rosy McEwen… Lituanie, France, Belgique. 01h52. Genres : Science-fiction, Drame, Aventure. Distributeur : Condor Distribution. Sortie le 17 Août 2022.
Crédits Photo : © Condor Distribution.